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Avec les amours-propres malades les procédés ont plus d’importance que les actes.

Cette population suburbaine n’est qu’une minorité dans le département, mais elle est intelligente, laborieuse, perfectible. Elle fait rendre à la terre 50 pour 100, lit dans le journal le cours des halles, tire parti des chemins de fer, et ne redoute pas de lancer ses produits au-delà des mers. Le type le plus complet, c’est le maraîcher : être insupportable mais industrieux, flottant entre ses intérêts et ses convoitises, insolent par accès, conservateur par tempérament, déclamant le lundi contre l’infâme capital, parce qu’il a bu avec les ouvriers de la ville ; recueilli et sentencieux le mardi, lorsqu’il a cuvé son vin ; esprit fort le dimanche, mais tous les jours courbé sur ce sol nourricier qu’il triture avec un acharnement sans égal. En politique, il incline vers le despotisme, qui lui paraît être le régime des grands dîners et des pêches à trente sous.

Les vignerons ne sont pas non plus en odeur de sainteté. On récolte dans le département un petit vin de pays qui a peu de corps et beaucoup de montant. Ce cru tout à fait paysan tient le milieu entre les vins de Touraine et ceux de Bourgogne. Il a un goût de pierre à fusil et procure à ceux qui en abusent une ivresse bavarde, mais promptement dissipée. Le caractère de nos vignerons ressemble à leur vin. Ils se montent, s’échauffent sur un rien, et s’apaisent de même. Distribués par groupes compacts sur les coteaux où la vigne réussit, serrés autour de petites villes très prospères et très anciennes, ils ne manquent jamais de voter pour le candidat le plus radical. les terrains de vignobles sont marqués d’une teinte rouge sur la carte politique du département. Si, en passant, vous admirez les lignes douces et molles des collines chargées de ceps et couronnées de forêts, un conservateur sourit avec amertume. « Contemplez, dit-il, de loin ce paradis. De près c’est un enfer. » D’où vient ce penchant décidé des vignerons pour les opinions violentes ? serait-ce, pour employer le langage de leur ami Rabelais, quelque vertu latente et propriété spécifique cachée au fond des cuves, qui attire le radicalisme comme l’aimant attire le fer ? La vérité, c’est qu’ils sont tout enivrés de la lutte qu’ils poursuivent avec succès contre la grande propriété. La grosse chevalerie de l’agriculture a, depuis longtemps, abandonné les pentes où pousse la vigne, et concentré ses forces sur les plateaux. C’est là qu’elle se défend, solidement campée en plaine, adossée à des forêts d’aspect féodal, ravitaillée par des fermes aussi massives que des châteaux-forts. Les vignerons ressemblent à des tirailleurs agiles qui montent à l’assaut des collines, cherchent les points faibles des positions retranchées,