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prouvent qu’avant les Phéniciens ils avaient dominé dans la mer Egée, qu’ils avaient pris pied sur la côte d’Europe aussi bien que sur les rivages asiatiques ; on leur attribuait certains perfectionnemens de l’armure offensive et défensive, certaines inventions dont plus tard les Grecs auraient tiré parti. En rapprochant tous ces faits, on a émis une conjecture qui présente quelque vraisemblance. Tirynthe et Mycènes, a-t-on dit, ne sont pas, à l’origine, des cités grecques ; il faut y reconnaître les places fortes de colons carions, qu’auraient attirés les sûrs mouillages du beau golfe d’Argos et la fertilité de la plaine qui s’étend en arrière de ses rivages[1]. Pour assurer leur suprématie, ils auraient construit ces épaisses murailles que le temps même n’a pas su détruire, et tout cet or qui est sorti des tombeaux de leurs chefs ne serait qu’un faible débris des richesses qu’auraient amassées entre leurs mains la navigation, le commerce et le pillage, l’empire qu’ils exerçaient sur les îles voisines et sur toute la partie occidentale du Péloponèse. A la longue, ces émigrans se seraient confondus avec la population indigène, dont le fond était peut-être déjà formé d’Ioniens et d’Achéens ; enfin, l’invasion dorienne, vers le commencement du XIe siècle, aurait achevé de mettre fin à ces royautés étrangères, mais la mémoire de leur puissance et de leur opulence serait restée vivante dans la tradition orale. Et quand, plus tard, vint à naître la poésie épique, elle se serait emparée de ces souvenirs, et, par une sorte de conquête et d’annexion rétrospective dont les exemples ne sont pas rares dans l’histoire de la muse populaire, adoptant ces souverains asiatiques, elle les aurait changés en héros achéens.

Cette conjecture expliquerait certaines anomalies apparentes qui ne laissent pas d’embarrasser l’historien. La société que nous peint Homère est certainement postérieure à celle que nous permettent de deviner les fouilles de Mycènes ; à certains égards, elle est plus avancée, puisqu’elle connaît le fer, et que, par l’intermédiaire des Phéniciens, elle est en rapport avec la Syrie et l’Egypte ; mais, par d’autres côtés, elle semble moins puissante et moins bien outillée. Elle ne paraît pas être aussi riche en métaux précieux ; nous ne voyons pas que les héros achéens portent des costumes analogues à ceux que les morts de Mycènes emportaient dans la tombe, à ces vêtemens où l’étoffe devait partout disparaître sous l’éclat des ornemens d’argent et d’or qui y étaient cousus ; on ne sait plus construire ces murs en pierres colossales et ces édifices voûtés d’un si bel appareil que nous admirons encore à Mycènes.

  1. U. Köhler, Ueber die Zeit und den Ursprung der Grabanlagen in Mykene und Spata (Mittheilungen der deutschen archälogischen Instituts in Athen, 1878, page 1.)