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jamais complètement. Le décorateur se hasardait même à reproduire la figure humaine. Des têtes de Gorgone étalaient au milieu des boucliers leur laideur menaçante. Sur le peplos que brodait Hélène et sur le baudrier d’Héraklès étaient représentées des scènes de combat, « des meurtres et des tueries d’hommes[1]. »

A propos de ces derniers ouvrages, on peut se demander si les ouvrières et les artisans de l’Ionie, au temps d’Homère, étaient vraiment capables d’exécuter des ouvrages aussi difficiles, ou si le poète, dont l’imagination peut se donner libre carrière, ne leur attribue pas des travaux qui auraient été au-dessus de leur adresse. La question se pose pour d’autres œuvres qu’il décrit ; ainsi ces « servantes d’or semblables à des jeunes filles vivantes, » sur lesquelles s’appuie Hephaistos pour marcher dans sa forge ; ainsi ces chiens d’or et d’argent, qui, dans le palais d’Alcinoos, sont dressés des deux côtés de la porte ; ainsi ces figures d’or déjeunes gens qui, dans la même maison, servent de porte-flambeaux[2]. Enfin, le bouclier d’Achille, tel que le décrit le poète dans le dix-huitième chant de l’Iliade, comporte une telle variété de scènes et un tel nombre de personnages que le même doute s’impose avec plus de force encore à l’esprit. Pour nous avertir que nous sommes ici en plein domaine de la fantaisie, ne suffit-il pas de ce qu’ajoute le poète quand il dit de ces soutiennes du divin boiteux, que, malgré la matière dont elles sont faites, « elles ont la pensée, la parole et la force, et que les dieux immortels leur ont révélé le secret des beaux ouvrages ? » Il en est de même des gardiens du seuil d’Alcinoos, qui sont sortis aussi des mains d’Héphaistos, auquel ne coûtent pas les prodiges. Quant aux corps d’éphèbes,


Lampadas igniferas manibus retinentia dextris,


comme dit Lucrèce, il y a là un motif dont quelque monument de l’art oriental avait pu donner l’idée ; la figure humaine y parait de bonne heure avec le rôle de support ; mais il parait malaisé de croire que l’art du modelage et de la fonte ait été alors assez avancé pour que l’on ait pu songer à dresser le moule de pareilles statues et à îles couler en métal.

On en peut dire autant du fameux bouclier. Il n’y a guère aujourd’hui de critiques disposés à penser, avec Welcker et Brunn, que le poète n’ait fait là que décrire, avec quelques additions et quelques embellissemens, ce qu’il avait sous les yeux. Pour qu’il fût possible

  1. Iliade, III, 125-128 ; Odyssée, XI, 611.
  2. Iliade, XXIII, 417 ; Odyssée, VII, 91, 100.