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les murs et sur les plafonds, la splendeur de cette ornementation polychrome ; on avait pu en voir des échantillons dans la demeure de quelque riche Phénicien, si, de force ou de gré, comme esclave, pirate ou marchand, on avait un peu couru le monde, si l’on avait poussé jusqu’en Cypre ou à Sidon ; mais cela demeurait toujours, comme nous dirions en plaisantant, un luxe asiatique, réservé pour les dieux, ou pour un peuple, qui, comme les Phéaciens, était placé en dehors et au-dessus de la réalité. De tous les édifices mentionnés dans l’épopée, le seul dont nous puissions nous faire une idée assez nette, c’est cette maison d’Ulysse où le poète nous promène de la cour au grenier : n’a-t-on pas tenté plusieurs fois, et avec un certain succès, d’en restituer le plan ? Or, ni dans le passage où le poète vante l’ampleur et la majesté du palais d’Ulysse, ni quand il nous introduit dans les principales pièces de la maison, il ne prononce un mot qui puisse nous donner à penser que les appartemens, ceux des hommes ou ceux des femmes, fussent décorés dans ce goût et avec cette richesse.

Un tel raffinement n’aurait d’ailleurs été guère en rapport avec certaines habitudes sur lesquelles nous avons appelé déjà l’attention. Il aurait suffi de la suie pour altérer et pour détruire bientôt l’effet que l’on pouvait demander au rapprochement et au contraste de ces matières diversement colorées. Les héros d’Homère s’accommodaient fort bien de ce que beaucoup de nos paysans ne supporteraient plus sans une certaine répugnance. Dans la salle à manger où se réunissent les prétendans, la fleur de la jeunesse achéenne, non-seulement on fait la cuisine tout le jour durant, mais encore les abatis des bêtes tuées sont là entassés dans des corbeilles ou jetés dans les coins ; ce sont des pieds et des têtes de bœuf, ce sont des peaux fraîches et souillées de sang[1] ! La cour n’est pas plus propre. Devant la porte même du logis, il y a un tas de hunier sur lequel s’étend et dort, tout couvert de vermine, le vieux chien d’Ulysse, Argos ; il en est de même dans le palais de Priam[2]. Quand je cherche à me figurer ces habitations d’Ulysse et de Priam, je ne puis me défendre de songer à ces konaks des pachas et des beys de l’Asie-Mineure, où, jadis, j’ai reçu plus d’une fois l’hospitalité. Même développement des constructions qui, partie en pierre, partie en bois, couvrent un large espace de terrain. Mêmes divisions de l’édifice : la partie ouverte et publique, le selamlik, qui correspond au megaron d’Homère ; la partie secrète et privée, le harem, qui est le thalamos de l’épopée ; enfin de vastes dépendances pour les

  1. Odyssée, XX, 299 ; XXII, 362-364.
  2. Odyssée, XVII, 291 ; Iliade, 640.