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nom et sa mémoire aux contestations passionnées des partis. Il méritait mieux que cela, il était digne de ne pas servir aux polémiques du jour, de demeurer pour tous dans cette sphère supérieure impartiale et désintéressée où l’ont placé ses glorieux services ; mais il y a une autre raison souveraine, selon nous. Qu’un chef militaire employé à trois mille lieues écrive à ses amis les plus intimes ce qu’il pense sur les opérations qu’il est chargé de conduire, sur les ordres dont il est, l’exécuteur, sur ce qu’on fait ou sur ce qu’on ne fait pas, cela n’a rien de bien extraordinaire et ne compromet aucun intérêt. Si, dès le lendemain d’une mort prématurée, on se met à publier ces lettres familières, transformées pour la circonstance en acte d’accusation, il n’y a plus ni sûreté ni garantie dans les rapports de service ; il n’y a pas de gouvernement qui puisse tenir à ce régime, qui ne soit affaibli dans ses ressorts, dans son autorité et son efficacité. Le coup qui frappe M. Jules Ferry ne vaut pas le mal qu’on fait à l’intérêt supérieur de l’administration publique. On peut ajouter, ce sera de la naïveté si l’on veut, que dans tous les cas ce ne serait pas à des conservateurs de se faire les complices d’une atteinte portée à ce qui nous reste de règles traditionnelles, fût-ce pour combattre des adversaires qui ont si souvent abusé de tout. Ils se servent aujourd’hui d’une arme dangereuse dont on se servira un jour ou l’autre contre eux. Les révolutionnaires, qui s’occupent toujours à faire du gouvernement avec de la désorganisation et de l’ordre avec du désordre, sont dans leur rôle en pratiquant ce système, en abusant de tout ; les conservateurs ne sont pas dans leur rôle, et quand ils se prêtent à ce qui détruit ou affaiblit les conditions les plus essentielles de gouvernement, ils travaillent contre leurs principes et leurs traditions, contre leur propre cause.

Le malheur est qu’à l’heure où nous sommes, il y a de telles confusions politiques et morales qu’on finit par ne plus se reconnaître, par ne plus savoir ce qui est permis et ce qui n’est pas permis. On en vient à n’avoir plus même une idée des plus simples nécessités de gouvernement ou des garanties libérales, de la justice ou des règles de l’ordre financier. Tout est subordonné à la passion du moment, à un intérêt de parti. Ce n’est plus certes ici la faute des conservateurs ; c’est bien l’œuvre des républicains, qui rognent depuis des années, qui ont leur manière à eux de tout comprendre, l’administration, les finances, l’équité, la constitution, la hiérarchie militaire, et qui ne s’aperçoivent pas que c’est la république elle-même qui finit par plier sous le poids de leur domination infatuée et désorganisatrice.

Oui, en vérité, les républicains entendent tout à leur façon, même les devoirs dans l’armée : témoin ce chef militaire, ancien ministre de la guerre, encore aujourd’hui membre du comité de l’infanterie, M. le général Thibaudin, qui écrit des lettres pour se mettre à la disposition des radicaux de son département dans les prochaines élections,