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voyant son groupe : le Triomphe de Silène au Salon. Que de talent dépensé dans cette pyramide d’hommes, de femmes, d’enfans et d’animaux qu’une terrible danse de Saint-Guy enchevêtre les uns dans les autres ! Quand on a la mauvaise fortune de ne pas l’aborder de face, on s’y retrouve avec peine : on aperçoit au centre la ruade d’un âne, au-dessus une sorte d’outre qui est un dieu ; dans le bas, le dos de gros enfans tout nus, bousculés par des gens couchés dans l’herbe, à droite et à gauche des personnages épileptiques qui semblent s’être échappés du service de M. Charcot. Ce n’est qu’après un bon quart d’heure qu’on parvient à démêler quelque chose dans ce savant fouillis de bras et de jambes, de torses et de têtes convulsionnés par le rire. Les sabots et la queue de l’âne apparaissent ; on devine Silène ; on distingue les personnages et l’on peut rendre à chacun les membres qui lui appartiennent.

Mais si l’on tourne autour du groupe, si on le regarde de côté ou de face, comme tout change ! Les figures se détachent, la science profonde de l’auteur se révèle ; le marbre vit, palpite, agit. On voit les muscles se tendre sous la peau, on voit la mollesse des chairs grasses et l’on se prend à penser que le jour où, avant de revêtir sa forme définitive, il aurait été repris par l’artiste avec cette sûreté correcte de goût que nous admirions dans le Mirabeau, ce Silène escorté de femmes et de faunes avinés ne serait pas déplacé à côté du fameux groupe de la Dame qui orne la façade de l’Opéra.

Blanqui mort est une œuvre, sinon plus sérieuse, au moins plus sévère. Le célèbre conspirateur est couché, comme Godefroy Cavaignac au cimetière Montmartre, sur son tombeau de marbre. Le linceul qui l’enveloppe laisse transparaître un corps émacié par de longues souffrances et du même coup découvre une tête sévère et froide, dont la mort elle-même n’a pu changer l’expression. Un bras raidi et décharné sort du cercueil. On pourrait compter les tendons et numéroter les muscles. L’ensemble constitue un morceau de sculpture dont l’impression est terrible et l’aspect simple.

M. Aube, qui appartient à la même école que M. Dalou, expose à son tour une statue : le Général Joubert à Rivoli. Il est toujours difficile de tailler en marbre ou de couler en bronze un homme en culotte courte et en habit, fût-ce un héros. Le public, devant la statue, oublie le patriote, le politique ou le général ; il ne voit que le costume, il ne voit que le ridicule des vêtemens modernes. Toute une vie de gloire ne rachète pas à ses yeux un vilain tricorne ou une redingote mal coupée. C’est pour cela qu’il se montre si sévère pour les sculpteurs. M. Aube a été assez heureux pour ne