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Supposons, avec Pascal, un homme devenu machine en tout, un homme dont les sens seraient entièrement fermés aux impressions nouvelles, dont la conscience même serait close à tout état nouveau, idée, image, sentiment ou désir, « les séries d’états de conscience et de souvenirs auxquelles cet homme serait réduit finiraient à la longue, dit M. Ribot, par s’organiser si bien et d’une façon si monotone, qu’on ne trouverait plus en lui qu’un automate à peine conscient. » Les esprits bornés ou routiniers, ajoute M. Ribot avec beaucoup de finesse, réalisent cette hypothèse en une certaine mesure, et c’est ce que Pascal avait déjà montré : « pour la plus grande partie de leur vie, la conscience est un superflu. » On ne saurait mieux mettre en lumière la part du mécanisme dans la mémoire et sa tendance à se faire suppléer par un instinct animal. Toutefois, les fonctions organiques elles-mêmes, qu’on s’efforce de réduire à un pur automatisme, présupposent dans les cellules vivantes des états de conscience rudimentaires, non sous la forme de l’intelligence réfléchie, mais sous celle de la sensibilité spontanée. Ne confondons pas, comme le fait trop souvent M. Maudsley, le pouvoir de sentir, qui est la conscience en son acception la plus générale, avec la conscience de soi. Celle-ci peut être du « superflu ; » l’autre, pour le psychologue, est le nécessaire. L’automate « à peine conscient, » dont toute la conduite n’est plus que routine, a toujours le sentiment sourd de la vie, de l’être et du bien-être.

Après l’évolution de la mémoire dans le passé, considérons son évolution probable dans l’avenir. Faut-il exagérer la pensée de Pascal jusqu’à croire que l’être vivant pourra devenir par la suite, au sens propre du mot, « machine en tout ? » Quelques philosophes ont soutenu récemment cette hypothèse ; ils ont cru pouvoir prédire que, dans les siècles à venir, l’homme deviendra de plus en plus inconscient. Tous les actes de la vie physique ou intellectuelle, disent-ils, tendent à se faire d’une façon automatique, et c’est en cela même que consiste le progrès. Si les opérations intellectuelles pouvaient devenir aussi automatiques que celle de la vie organique, elles seraient bien supérieures à ce qu’elles sont maintenant. Étant donnés les élémens d’un problème, l’intelligence le résoudrait avec autant de précision que les cellules contenues dans l’intérieur d’un œuf en mettent à se réunir pour former les diverses parties de l’animal, « opération bien autrement compliquée que le plus difficile de tous les problèmes que l’intelligence peut résoudre[1]. » L’œuf se souvient à sa manière

  1. Docteur Le Bon, l’Homme et les Sociétés.