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entendement. Bientôt, à mesure que le cerveau s’organise, la voie devient encore plus facile et plus prompte. La vitesse et l’intensité du courant nerveux, tombant alors au-dessous des limites ordinaires, n’ont plus de contre-coup distinct dans les cellules centrales du moi : le pouvoir directeur n’a plus besoin d’être averti. Il en résulte une diminution progressive de l’effort et des contrastes qu’il entraîne, conséquemment de la sensibilité et de la conscience distincte. Jetez un regard sur les planches d’un livre de physiologie, vous serez frappé de l’inextricable écheveau que présentent les fibres grossies au microscope : c’est un tissu où l’action du temps, par l’hérédité et par la sélection naturelle, a fait des milliards de nœuds gordiens non encore dénoués par la science. Les courans nerveux se répandent sans cesse d’une fibre à l’autre comme les remous d’un torrent. En vertu de cette loi, à laquelle on a donné le nom de « diffusion nerveuse, » les mouvemens réflexes peuvent, de telle cellule ébranlée sous l’influence d’une émotion, se propager aux cellules plus ou moins voisines : c’est une série de contre-coups. Par l’effet de l’habitude, des associations si faciles s’établissent entre les mouvemens réflexes que le premier suggère et entraîne tous les autres. C’est ce qui a lieu dans la marche, dans les mouvemens automatiques du musicien. Le physiologiste Carpenter raconte qu’un pianiste accompli exécuta un morceau de musique en dormant. Trousseau parle d’un musicien continuant de faire sa partie de violon dans un orchestre pendant un accès de vertige épileptique avec perte de conscience momentanée. Sans chercher des cas extraordinaires, dit M. Ribot, nous trouvons dans nos actes journaliers des séries organiques complexes dont le commencement et la fin sont fixes, et dont les termes, différens les uns des autres, se succèdent dans un ordre constant ; par exemple : monter ou descendre un escalier dont nous avons un long usage. Notre mémoire psychologique ignore le nombre des marches, notre mémoire organique le connaît à sa manière, ainsi que la division en étages, la distribution des paliers et d’autres détails : elle ne s’y trompe pas. Pour la mémoire organique, ces séries bien définies sont rigoureusement « les analogues d’une phrase, d’un couplet de vers, d’un air musical pour la mémoire psychologique. » Il résulte de ces lois l’établissement de séries dont un terme est associé à tous les autres et les suggère. Enfin, une fois la coopération parfaitement établie dans la société de cellules, celles-ci fonctionnent d’elles-mêmes sans l’intervention de la volonté centrale : il n’y a plus mémoire consciente, mais instinct. C’est le troisième moment de l’évolution. La mémoire, selon M. Spencer, est un instinct en voie de formation : l’instinct est une mémoire complètement organisée, d’abord dans l’individu, puis dans l’espèce : c’est une « mémoire organique » et héréditaire.