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ou telles circonstances, tend à se réaliser de nouveau lorsque les mêmes circonstances sont encore données. Quand l’enfant voit le soir, dans sa chambre, l’obscurité s’éclairer tout à coup, il pense qu’en tournant les yeux il reverra sa bougie souvent admirée : l’image renaissante appelle pour ainsi dire son objet et tend à s’y superposer. Ici encore, c’est donc la tendance et la tension, conséquemment la force de l’idée et du sentiment qui explique à la fois le souvenir et la prévision, choses inséparables à l’origine : se souvenir, c’est prévoir que, si on tourne les yeux, on reverra la bougie ; prévoir, c’est se souvenir qu’on a vu la bougie en tournant les yeux.

On voit qu’en définitive, pour expliquer la reconnaissance comme la conservation et la reproduction des idées, nous n’admettons ni le pur esprit des métaphysiciens, ni le mécanisme exclusif des physiologistes. Les explications mécanistes, nous les avons étendues aussi loin qu’il est possible, et même partout ; mais nous ne croyons pas pour cela que ce qui se retrouve partout soit le tout : c’est seulement un aspect universel de la réalité. Dans la mémoire, comme partout ailleurs, nous admettons un élément irréductible au pur mécanisme comme au pur intellectualisme, et cet élément est toujours le même : le sentir. Nous marquons ainsi la limite infranchissable des explications mécanistes : alte terminus hœrens. L’être complètement insensible ne pourrait avoir aucune représentation, à plus forte raison en conserver, en reproduire, en reconnaître aucune. Se souvenir, c’est avoir senti et pouvoir sentir de nouveau : tout le mécanisme extérieur n’est que le moyen de rendre possibles et la sensation, et la renaissance de la sensation, et la reconnaissance de la sensation. Dès lors, l’élément mental ne peut être considéré, avec MM. Maudsley et Ribot, comme accidentel. Étant donnée une machine, si délicate qu’elle soit, on ne pourra y introduire « par accident » ni l’appétit, ni le rudiment de la conscience et de la mémoire. Les deux aspects, l’un mécanique, l’autre mental, sont également nécessaires et toujours inséparables : le second est présent dès le début, sous une forme quelconque, et ne survient pas à la fin comme un « accessoire ; » la fleur éclatante de la conscience est déjà en germe dans les racines que cache le sol, parce que la vie est déjà dans ces racines, et avec la vie une sensibilité plus ou moins sourde, qui n’a besoin que d’être concentrée et multipliée pour mériter le nom de conscience. C’est là la différence de l’art naturel et de l’art humain. Aux yeux du psychologue, la vraie « mémoire élémentaire, » pour employer le mot de M. Richet, c’est la sensibilité, dont la motilité est inséparable. Quant au physiologiste, il est le plus souvent réduit, comme le sont MM. Ribot et Maudsley,