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projection et d’extériorité par laquelle sont engendrées les formes du temps et de l’espace. Enfin, nous l’avons vu, la conscience des ressemblances et des différences, qui fait le fond de la reconnaissance, vient de ce que chaque image vive est saisie simultanément et classée avec d’autres plus faibles qui lui sont semblables, quoique différentes par leurs cadres et leurs milieux. La conscience, loin d’avoir la forme linéaire et toute successive que l’école anglaise lui attribue, saisit donc sans cesse des simultanéités, des harmonies. C’est parce que la conscience est ainsi composée et non simple, que la reproduction des sentimens semblables peut devenir leur reconnaissance ou la conscience de leur ressemblance. La reconnaissance elle-même est une harmonie composée d’une note dominante, l’image actuelle, de notes complémentaires, mais faibles, qui sont comme des échos ; enfin, de la pédale continue, qui forme la basse fondamentale. Cette pédale est l’appétit, c’est-à-dire la vie tendant à persévérer dans le plaisir de vivre.

Qu’y a-t-il donc en nous de continu qui puisse servir de fondement à la conscience et, par cela même, à la mémoire ? — À cette question ultime, nous pouvons d’abord répondre avec M. Wundt : C’est la sensation de mouvement ; cette sensation, en effet, est continue, tandis que toutes les autres, comme celles du goût, de l’odorat, de l’ouïe, de la vue, semblent successives et intermittentes. C’est dans la sensation ininterrompue du mouvement, ajoute M. Wundt, que viennent se fondre nos sensations fugitives ; la conscience fondamentale du mouvement est une synthèse de toutes les sensations, et elle fait le fond de la conscience générale, par conséquent du souvenir et de la reconnaissance. — Le fond, est-ce bien sûr ? Nous en approchons sans doute, mais nous n’y avons pas encore atteint. La sensation de mouvement enveloppe elle-même une sensation d’effort avec une sensation de résistance. L’effort, à son tour, n’est pas quelque chose de désintéressé, d’indifférent et de froid : sous sa forme primordiale, dans l’être vivant et sentant, il est appétit. La vraie conscience primordiale et continue, c’est donc celle de l’appétit : vivre, c’est désirer, et désirer, c’est vivre ; l’effort est déjà chose dérivée, ainsi que la résistance, à plus forte raison la perception très complexe du mouvement dans l’espace. La vraie trame uniforme sur laquelle se dessinent toutes les broderies, c’est la conscience continue d’un état de bien-être attaché à l’être même, à l’action, et tendant à se maintenir au milieu de tous les obstacles. C’est par rapport à ce sentiment fondamental que nous classons toutes nos sensations, et la mémoire n’en est qu’une projection dans le passé, inséparable d’une projection symétrique dans l’avenir. L’image qui nous a causé du plaisir ou de la peine, dans telles