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mais que faut-il donc ajouter pour produire la conscience ? S’il fallait en croire M. Spencer, il suffirait d’ajouter la régularité dans le changement même : « La conscience, dit-il, est une succession régulière de changemens. » — Non, répondrons-nous, ce n’est pas encore assez. Que le miroir reflète des images régulières ou des images désordonnées, qu’importe ? Un défilé de choses régulières, et conséquemment semblables, n’est toujours point la perception ni de la régularité, ni de la différence, ni de la ressemblance : il n’est ni une conscience, ni a fortiori une mémoire. Il ne suffit pas de mouvoir un kaléidoscope pour produire la conscience du mouvement et du changement, même si ses dessins reviennent à intervalles réguliers.

Ce qui cause ici l’embarras de l’école anglaise et l’expose aux objections, c’est toujours le caractère linéaire qu’elle attribue à la conscience. Mais ce caractère, nous l’avons vu, n’est qu’apparent, et la « ligne » de nos états intérieurs n’est pas plus une ligne véritable que toute autre ligne visible et concrète. Quand un plaisir succède à une violente douleur, l’image de la douleur, sa résonance affaiblie ne subsiste-t-elle pas jusque dans l’état de plaisir ? Les deux termes sont présens à la fois dans la conscience. Voilà pourquoi leur différence réelle est en même temps une différence sentie, que je pourrai ensuite dégager et abstraire ; voilà pourquoi aussi je puis me souvenir de la douleur au sein du plaisir. Il faut donc admettre dans la conscience une certaine composition, une présence simultanée de termes différens, pour rendre possible le sentiment de la différence entre le souvenir et la perception. Mais ce n’est là qu’une condition préalable, et il reste à savoir ce qui se passe quand deux termes différens sont ainsi présens à la fois dans la conscience. Selon nous il ne faut pas, dans le sentiment de la différence, se figurer la conscience comme passive et inerte : elle réagit sous une action extérieure et elle a le sentiment de cette réaction. On a tort de considérer la différence comme une idée de nature tout intellectuelle, comme une froide et immobile catégorie sans rapport avec le mouvement et avec l’action. M. Bain et M. Spencer prennent la bonne voie, sans la suivre jusqu’au bout, quand ils regardent le choc comme un élément primitif de l’intelligence même : toute différence implique, en effet, un certain choc, conséquemment, ajouterons-nous, une force exercée et une résistance éprouvée, un mouvement arrêté et réfléchi sur soi : ainsi, quand je passe de l’ancien au nouveau, du familier à l’inaccoutumé, il y a un choc intérieur de représentations contraires. C’est surtout dans les sensations vraiment primitives et élémentaires, comme celles qui résultent du déploiement ou de l’arrêt des fonctions vitales,