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ouvertures sur la divisibilité à l’infini qui fait que telle durée ou tel espace parait, selon le point de vue, un atome ou une immensité. Le temps est un effet de lointain, un ordre dans lequel s’alignent ces représentations évanouissantes ou naissantes qui accompagnent le désir tendant au mouvement, mélange de jouissance et de souffrance en proportions variables.

Dans l’état actuel, l’individu naît avec une organisation du cerveau héréditaire qui tend à produire la notion de durée : nous avons vu que notre cerveau est tout prêt, dès la naissance, pour la classification des phénomènes en passés, présens et à venir. De même nous naissons sous la fascination de l’espace, dont nous nous faisons une idée a priori, presque surnaturelle et divine, quand elle n’est, semble-t-il, qu’une forme de notre imagination et de notre conscience, relative à notre organisation cérébrale et nerveuse. Nous apportons en naissant dans notre cerveau l’espace et le temps comme un héritage de l’espèce, et aussitôt nous y plongeons, rangeons, mettons en ordre toutes choses. Un poisson qui n’aurait jamais atteint le fond ni la surface de la mer ne pourrait rien se figurer qui ne fût dans l’eau de toutes parts. C’est là sans doute le résultat d’une longue évolution. La conscience du temps est une synthèse et une organisation spontanée des représentations que laissent en nous les choses successives.

De ce que le temps est une forme de notre constitution intellectuelle et cérébrale, et de ce qu’il est sujet à des estimations illusoires, plusieurs philosophes ont conclu que le temps était tout subjectif, que l’ordre même du temps était apparent et n’offrait qu’une image mensongère d’une réalité en elle-même intemporelle. Les bouddhistes dans l’antiquité, les néoplatoniciens, les mystiques chrétiens, Kant, Schopenhauer, ont cru que le fond des choses n’est pas plus successif qu’étendu, que la vie temporelle est une illusion, la vie éternelle une vérité. Ce sont là des