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qui sont les élémens de la notion du temps. Que l’expérience, par le fait même de la vie, se répète et se varie sans cesse, j’aurai toujours en moi, sous un même regard intérieur, une série de perceptions vives, une série d’images faibles disposées en un certain ordre et en un certain sens apparent, enfin une autre série d’images faibles ou de tendances, d’anticipations, d’attentes dirigées dans un autre sens. Le temps, a dit Leibniz, est l’ordre des choses successives ; il eût fallu ajouter : et des intensités croissantes ou décroissantes. L’élément dynamique est ici nécessaire. De plus, c’est dans la sensibilité et dans l’activité motrice que cet élément apparaît : la sensation agréable ou pénible a une intensité et provoque une impulsion motrice, une manifestation de force, un effort où point déjà la volonté. C’est cet effort qui est le père du temps, parce qu’il enveloppe au moins trois images à la fois, celle de la sensation présente, qui tend au mouvement, celle de la sensation passée, qui est son reflet immobile en arrière, celle de la sensation à venir, qui est son reflet attractif en avant : l’effort se meut entre deux miroirs qui, à chaque instant, lui renvoient deux images de lui-même. Bien plus, il renferme à la fois ces choses si différentes : la peine et le plaisir, la peine sentie et le plaisir pressenti ; le temps est la transition et le mouvement de l’un à l’autre avec le retentissement de l’un dans l’autre[1].

Non-seulement donc nous pouvons sentir simultanément plusieurs choses, mais, quand il y a en nous une succession de choses différentes, nous sentons en nous la transition, nous avons une certaine impression de changement qui ne saurait se confondre avec un état de repos et d’inertie, pas plus qu’en voiture nous ne confondons l’impression de la marche avec celle de l’arrêt. Concluons que la psychologie traditionnelle se fait du cours de la conscience une conception vicieuse, toute « statique » et non « dynamique, » qu’il importait de signaler. C’est cette conception qui met nos psychologues dans l’impossibilité d’expliquer la notion de durée autrement que par la providentielle intervention d’une « catégorie » ex machina. Trompés par l’artifice de l’analyse réfléchie et du langage, ils ne considèrent généralement, dans la conscience et dans la mémoire, que des états déterminés et définis qui apparaissent l’un après l’autre : blanc, bleu, rouge, son, odeur, autant de morceaux artificiellement tranchés dans l’étoffe intérieure ; aussi n’admettent-ils pas qu’on ait conscience de la transition même, du passage d’un terme à l’autre, de ce qui dans l’esprit correspond au mouvement et à l’innervation spontanée. Par là se trouve introduite

  1. Voir l’étude de M. Guyau sur le temps dans la Revue philosophique d’avril 1883.