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jeune qu’elle. Elle ne songea pas qu’elle s’ôtait elle-même la meilleure excuse pour le passé en prouvant que Lewes n’avait pas été pour elle l’homme unique ; ou, si elle y songea, le plaisir d’être aimée et soutenue, la joie de rentrer dans la régularité, emportèrent ses scrupules. Le 6 mai 1880, elle causa au public un étonnement presque aussi vif qu’en 1854 : elle épousa M. Cross. Elle ne se dissimulait pas que plus d’un « trouverait son action incompréhensible » et qu’elle allait « blesser bien des personnes dont elle se souciait. » Elle passa outre, et les lettres écrites pendant son voyage de noces sont les plus curieuses des trois volumes. Ce sont les seules où il y ait de l’expansion. Le bonheur a vaincu les longues habitudes de réserve. Elle a des ravissemens qui ne se peuvent contenir, des heures où l’univers lui paraît si beau qu’elle a besoin de le crier. Nous croyons que si l’on compare ces dernières lettres au reste de la correspondance, d’un ton si froid et si guindé, le caractère de George Eliot achève de s’éclairer. M. Cross explique Lewes, et réciproquement. La femme qui possède encore une telle chaleur de sentiment sous des cheveux gris a beau avoir une intelligence virile, elle est la sœur de Juliette et de Desdémone, et aussi incapable qu’elles de faire toute sa joie de l’étude de la philosophie allemande et de la sociologie : — « Je me sentais devenir dure, — je sentais la source de la tendresse et de la sympathie se dessécher ; — elle a été rouverte par un grand don d’amour. » — On n’est pas plus femme que George Eliot, et son histoire n’est énigmatique que si l’on part de l’idée contraire.

Elle ne jouit pas longtemps de son nouveau bonheur. Elle mourut la même année, le 22 décembre 1880.

George Eliot a eu toutes les grandeurs et toutes les faiblesses de son sexe. Elle a été tendre et généreuse, enthousiaste et dévouée, exigeante, jalouse, poltronne. Son âme affamée d’affection était reconnaissante de ce qu’on lui donnait et sans fiel contre qui la repoussait, mais le besoin d’être aimée, de tenir un cœur d’homme entre ses mains, avait chez elle l’âpreté particulière qu’il prend souvent chez les femmes laides : il lui a fait commettre la seule erreur de sa vie et sa plus grande maladresse. Ses sentimens étaient délicats et nobles, mais ils la dominaient, la rendant susceptible et exclusive. Orgueilleuse, elle poussait la timidité à un degré qui n’accompagne d’ordinaire que l’extrême défiance de soi-même ou l’extrême vanité, et elle n’était pourtant ni vaniteuse, ni humble ; elle avait l’ambition trop haute et trop impatiente, l’esprit trop large, pour s’embarrasser des mesquineries de l’amour-propre, et à peine sut-elle penser qu’elle eut la conscience, je ne dirai pas exagérée, mais très complète, de sa valeur et de son droit à la faire reconnaître.