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pleurer et Lewes l’embrassa en disant : « Vous êtes encore meilleure dans les parties tragiques que dans le comique. » Amos Barton commença à paraître dans une revue, anonymement, au mois de janvier 1857. Les autres Scènes suivirent à de courts intervalles et le tout fut immédiatement réuni en volume. La couverture portait : par George Eliot.

Le succès fut immense et la curiosité vivement excitée. Le secret avait été bien gardé et le public cherchait en vain qui était George Eliot. Dickens reconnaissait une main de femme, Thackeray était sûr que ce n’était pas une femme. Mme Carlyle écrivait à l’auteur inconnu qu’il devait être un peu vieux, avoir une femme et beaucoup d’enfans, aimer les chiens et être au moins cousin germain d’un clergyman. Plusieurs soutenaient que George Eliot ne pouvait être qu’un ecclésiastique et discutèrent s’il était de la haute ou de la basse église. Les pasteurs dissidens du comté de Warwick reconnurent un des leurs, un M. Liggins, qui nia faiblement, reçut les complimens, mangea les dîners en l’honneur de George Eliot, et ne s’opposa pas à ce que ses admiratrices organisassent une souscription en sa faveur, car « l’ouvrage ne lui avait rien rapporté du tout, » ce qui était rigoureusement vrai. M. Liggins, un bon jeune homme du reste, qui lavait ses tasses lui-même tout en recevant les hommages du Warwickshire, devint le cauchemar de la vraie George Eliot. Elle fut tellement dépitée, surtout lorsqu’elle vit M. Liggins, qui prenait goût à son rôle, accepter aussi la paternité d’Adam Bede, qu’elle n’y put tenir et se démasqua.

Elle ne traitait pas légèrement ce qui touchait ses romans. Elle avait dès le début envisagé son rôle de romancier comme un apostolat. Sa mission était de développer la sympathie, de répandre la paix et la bonne volonté parmi les hommes. « Le seul effet, disait-elle, que je désire ardemment de produire par mes écrits, est de rendre mes lecteurs plus capables d’imaginer et de sentir les peines et les joies de ceux qui diffèrent d’eux en tout, sauf en ceci : qu’ils sont des créatures humaines pleines de luttes et d’erreurs. » Qu’elle ne doutât pas d’atteindre son but, le passage suivant d’une lettre à son éditeur le prouve : « Oui, je suis sûre à présent qu’Adam Bede valait la peine d’être écrit, — qu’il aurait valu la peine de vivre de longues années pour l’écrire. » Et elle attribuait son succès à ce qu’elle se détachait, en composant, des préoccupations étroites et personnelles : « J’écris ce que j’aime et ce que je crois, ce que je sens être vrai et bon. » Elle jouissait délicieusement de penser qu’elle ne travaillait pas pour « un auditoire de critiques et de cercles littéraires, » comme tant d’auteurs « futiles » qu’elle souhaitait au fond des abîmes, mais pour la foule, qui a soif de vérité.