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parole, le premier rang parmi les femmes de son temps, et un tombeau à Westminster. » On peut être persuadé qu’aux heures de la popularité, une voix intérieure lui murmura plus d’une fois ces paroles sévères de lord Acton.


IV

En attendant, sa « nouvelle expérience, » comme elle l’appelait, réussissait d’une manière à engourdir ses scrupules si elle en avait eu. Ce sont, dans son Journal, des expressions de bonheur toutes les fois que sa pensée est ramenée vers Lewes. Le contact d’un esprit gai et alerte la stimulait et la mettait, pour ainsi dire, en équilibre. D’autre part, le lierre avait trouvé son arbre. Lewes se plaça entre elle et le monde en homme de cœur, et prit aussi pour lui les tribulations de la vie quotidienne. On lui a reproché d’avoir eu sur elle une mauvaise influence littéraire, d’avoir encouragé son goût pour les écrivains allemands, et de l’avoir mal conseillée pour ses romans. On a dit aussi qu’il avait retardé son retour à la tolérance religieuse, et qu’en revanche, sans avoir précisément entamé ses principes de morale, il l’avait rendue plus indulgente pour les égarés. Sur le dernier point, en vérité, il n’a pas eu tort. Les Anglais, qui ne sont pas plus des saints que d’autres hommes, sont trop disposés à faire consister la vertu à manquer d’indulgence pour les autres. La compassion pour le pauvre pécheur ne fait pas partie de la respectabilité britannique. J’ose dire que celle-ci n’y perdrait pourtant rien, et que, si Lewes n’a jamais donné de plus mauvais conseil à George Eliot que d’inscrire l’indulgence pour le prochain dans son code de morale, je l’absous de grand cœur. Elle aurait même abusé un peu plus de l’avis que je n’y verrais pas de mal.

L’influence littéraire de Lewes est plus discutable, mais on est obligé de tout lui pardonner parce que, sans lui, George Eliot n’aurait pas écrit de romans ; George Eliot n’aurait pas existé ; nous n’aurions eu que miss Evans et ses articles laborieux, qui seraient tous parfaitement oubliés aujourd’hui. Elle en avait fait beaucoup sans percer au-delà d’un petit cercle de lecteurs. Lewes lui suggéra de s’essayer dans la fiction. Il y revint, insista, la pressa, non qu’il eût confiance, mais plutôt pour mesurer ses forces. Au fond, il croyait qu’elle échouerait dans le dialogue et dans les parties dramatiques. Elle consentit enfin à tenter l’aventure, écrivit Amos Barton, la première des Scènes de la vie cléricale, et lut son manuscrit à Lewes. Quand ils furent à la mort de Milly, ils se mirent tous les deux a