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non-seulement vous connaissez mal M. Lewes, mais vous ignorez les changemens qui se sont faits en moi dans les dernières années… Mais il est une chose du moins que je puis vous dire. Les liens formés et rompus à la légère sont ce que je n’accepte pas en théorie et ce que je ne pourrais admettre dans ma vie. Les femmes qui se contentent de ces sortes de liens n’agissent pas comme je l’ai fait. Qu’une personne élevée au-dessus des opinions du monde, affranchie des superstitions et suffisamment familière avec les réalités de la vie, déclare que mes relations avec M. Lewes sont immorales, je ne puis me l’expliquer qu’en me rappelant toute la subtilité et toute la complexité des influences qui façonnent l’opinion. Mais je fais en sorte de m’en souvenir et je ne me laisse pas aller à des pensées arrogantes ou peu charitables sur le compte de ceux qui nous condamnent, alors même que nous avions le droit d’attendre d’eux un verdict un peu différent. » (Lettre du 4 septembre 1855.) A une autre correspondante elle déclare sa volonté formelle d’être appelée désormais Mme Lewes. — « J’ai accepté et supporté, ajoutait-elle, toutes les responsabilités d’une femme mariée, et lorsque je vous aurai dit que nous avons trois grands garçons qui m’appellent : « mère » vous comprendrez que ce n’est pas seulement par égoïsme ou par dignité personnelle que j’invite toute personne qui me respecte à ne plus me désigner par mon nom de fille. »

A ne juger que superficiellement, la suite donna un démenti à la fameuse théorie sur laquelle George Eliot, romancière, devait échafauder tout son système de morale et qu’elle a exposée dans maint endroit de ses ouvrages, entre autres dans ces lignes de Romola : « Nos actions sont comme nos enfans, qui vivent et agissent en dehors de notre propre volonté. Bien plus, on peut étrangler des enfans, des actions, jamais : elles possèdent une vitalité indestructible, à la fois en nous et hors de nous. » Miss Evans parut aussi heureuse avec Lewes que si leur bonheur avait été légitime. Elle reconquit en partie ses amis et, sur la fin, le monde, à force de dignité et de tenue. Elle eut la gloire, elle fut aimée comme elle avait rêvé de l’être et, ce qui est plus extraordinaire que tout cela, elle n’expia pas plus au dedans d’elle qu’au dehors. Loin de subir l’espèce de détérioration morale qui est la suite habituelle et la punition de la faute, son âme alla s’épurant et s’élargissant, preuve bien forte, en l’absence du bienfait du remords, de la sécurité de sa conscience.

Il fallait pourtant que justice se fît. Elle éclata aux yeux lorsque vint cette gloire si peu attendue en 1854. « Elle croyait savoir, dit lord Acton, ce qu’elle avait perdu en suivant Lewes, elle ne le savait pas. Ce qu’elle sacrifia en réalité, ce fut la liberté de la