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travailler de concert à conquérir ou à garder l’objet aimé, et pour transformer l’indolence en activité, la pesanteur d’esprit en perspicacité. »

En bon français, l’union libre assure seule à la femme le plein développement de ses facultés. C’est le mariage nihiliste présenté en style abstrait et chaste. Tels étant ses principes, par quoi aurait-elle été retenue ? Ni par la religion, puisqu’elle n’en avait plus, ni par la crainte du blâme, puisque ses amis ne la blâmeraient jamais de rien. Ce n’était pas non plus par le respect d’une famille trop humble pour être comptée. Elle ne prenait la place de personne : l’autre était partie. Elle ne nuisait pas à son autorité d’écrivain : elle ne se doutait pas qu’elle aurait jamais de l’autorité. Elle aurait pu se dire que le bonheur de l’individu doit être subordonné à la règle d’où dépend le bonheur de tous et que, suivant une belle parole, « il est indigne des grands cœurs de répandre le trouble qu’ils ressentent ; » mais elle n’y pensa pas. Le génie est égoïste. Il veut vivre, il se sent gêné par les moules que la société a construits pour la foule des êtres médiocres et moyens, et il fait tout craquer. Maintenant, si l’on se rappelle à quel point la femme était femme chez George Eliot, à quel être faible et craintif, impressionnable et passionné, nerveux et fragile, la nature, par un caprice bizarre, avait donné un cerveau puissant, combien intense était chez elle le besoin de tendresse, avec quelle ardeur elle aspirait à « quelque devoir de femme, quelque possibilité de se dévouer pour rendre un autre heureux » (Lettre du 4 décembre 1849), on ne verra qu’un dénoûment inévitable dans la réponse que miss Evans fit à la lettre de Lewes. Le 20 juillet 1854, ils partirent ensemble pour le continent.

Ses amis furent atterrés, sa famille rompit avec elle, le monde lui tourna le dos. Sa consternation devant l’effet produit serait risible si elle n’était si amère. Jusqu’aux Bray qui ne comprenaient pas et qui seraient peut-être perdus pour elle ! Une ligne tracée sept ans après met à nu la blessure terrible de ce cœur qui s’égarait, mais qui n’a jamais fait le mal sciemment. George Eliot écrivait à l’une des rares amies qui lui étaient restées fidèles au moment de l’éclat : — « La liste en est si courte que je me la rappelle facilement et que je me la récite souvent. » — La souffrance fut d’autant plus aiguë qu’il lui fut toujours impossible de comprendre qu’on la condamnât. Lorsque sa sœur chercha à se rapprocher d’elle, George Eliot le prit sur le ton généreux de l’innocent offensé qui consent à « oublier le passé » et à pardonner. A Mme Bray elle écrit : « S’il est dans ma vie un seul acte que j’aie accompli sérieusement, une seule relation que j’aie formée sérieusement, c’est mon union avec M. Lewes. Il est naturel que vous vous mépreniez sur mon compte, car