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fut l’homme nécessaire. Elle se reprochait d’en avoir dit du mal : — « Il vaut mieux qu’il ne paraît, écrivait-elle. Sous son air étourdi et fat, c’est un homme de cœur et de conscience. » — Un peu plus tard : — « Le pauvre Lewes est malade… Il est parti. Pas d’opéra et pas de plaisir pour moi d’ici un mois ! » — De son côté, elle lui plaisait. Sa laideur était toujours la même et Lewes n’avait pas deviné son génie, mais il aimait son esprit ouvert, sa droiture, sa chaleur de cœur. Et puis elle lui corrigeait ses épreuves, au besoin lui faisait ses articles. Ils s’aperçurent un beau jour qu’ils étaient indispensables l’un à l’autre.

Il y avait une difficulté : Lewes était marié. Il était séparé, mais sa femme vivait et il en avait trois enfans, qu’il faisait élever en Suisse. Ces circonstances ne l’arrêtèrent point, et il écrivit à miss Evans une longue lettre par laquelle, sans lui rien cacher, il lui demandait de venir vivre avec lui comme mari et femme. Miss Evans interrogea sa conscience, qui lui répondit : « Va ! » Sa conscience avait toujours eu sur le mariage des opinions particulières, très différentes des opinions courantes. Longtemps avant d’avoir rencontré Lewes, elle traitait nettement de « diabolique » la loi qui enchaîne un homme à l’épouse devenue « un cadavre vivant. » Entendons-nous bien. Elle ne rejetait pas la loi morale du mariage, mais sa loi sociale. Elle tenait beaucoup à ce qu’il n’y eût pas de confusion là-dessus dans l’esprit du public et il est même amusant de l’entendre se défendre avec énergie, quelques mois après avoir suivi Lewes, de partager « le relâchement de l’opinion et des mœurs en France relativement au lien du mariage[1]. » Il aurait été trop cruel pour la vertueuse Angleterre, qui est, comme chacun sait, la grande fabrique de moralité du globe, de voir son illustre apôtre du devoir, si sévère pour ses héroïnes, verser dans la proverbiale immoralité française. Ce calice lui fut épargné : « Le ciel me préserve, s’écria miss Evans[2], d’entreprendre la défense de la morale française, surtout en ce qui concerne le mariage ! Mais il est indéniable qu’une union contractée dans toute la maturité de la pensée et du sentiment et fondée uniquement sur une convenance intime et un attrait réciproque tend à mettre la femme en plus étroite communauté d’intelligence et de sympathie avec l’homme… La tranquillité et la sécurité du lien conjugal sont sans aucun doute favorables à la manifestation des plus hautes qualités chez les personnes qui ont déjà atteint un degré élevé de culture ; mais elles entretiennent rarement une passion assez forte pour exciter toutes les facultés à

  1. Article sur la Madame de Sablé de Victor Cousin.
  2. Ibid.