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M. Robert Evans était mort en mai 1849. Sa fille alla d’abord passer quelques mois à Genève. Au retour, elle essaya de Griff, chez son frère. Elle n’y était pas depuis huit jours, qu’elle écrivait : « Oh ! quel temps lugubre ! quel pays lugubre ! quelles gens lugubres ! » Les Bray la recueillirent. Elle avait écrit à Genève un premier petit article de critique. Un second, plus important, parut dans la Westminster Review de janvier 1851. Ces tâtonnemens la laissaient agitée, tourmentée par des accès de larmes sans cause. « Ma vie, disait-elle, est un cauchemar perpétuel et toujours hantée par l’idée de quelque chose à faire que je n’ai jamais le temps ou, plutôt, l’énergie de faire. » Elle ne trouvait pas sa route et elle était malheureuse ; George Eliot, qui a prêché avec tant d’éloquence la nécessité de la résignation, n’a jamais su se résigner. Enfin, au printemps de cette année 1851, elle fut appelée par Chapman pour l’aider à diriger la Westminster Review et elle s’établit à Londres, où elle se trouva en relations avec nombre d’écrivains et de gens distingués des deux sexes. Ses occupations lui laissaient le temps d’écrire ; elle avait du succès ; le moment était venu de rebondir et elle demeurait affaissée. « Je suis un lierre, » dit-elle quelque part. Les lierres ne se redressent pas, ils cherchent un arbre. Miss Evans cherchait son arbre.

Parmi ses nouveaux amis de Londres était un petit homme chétif, tout grêlé de petite vérole. Ce qui lui restait de figure était mangé par la barbe et les sourcils. Les yeux enfoncés, la bouche en saillie, hérissé, dépeigné, il aurait fait frémir M. Robert Evans et les tantes Pearson par l’incorrection de sa tenue. Vif comme la poudre, gai comme un pinson, brillant causeur et esprit facile, c’était un touche-à-tout, faisant ceci, et puis cela, paraissant, disparaissant, reparaissant, réussissant, ne réussissant pas, et toujours de bonne humeur. Il avait été commis négociant, étudiant en médecine, philosophe, journaliste, romancier, auteur dramatique. Il avait joué les Arlequins dans une troupe ambulante. Il avait scandalisé Edimbourg en faisant le matin une conférence à l’Institut philosophique et en jouant Shylock le soir. Thackeray s’attendait à le rencontrer un jour dans Piccadilly monté sur un éléphant blanc, et tout Londres aurait trouvé cela aussi naturel que Thackeray. Il était de ces gens dont rien n’étonne, qui amusent toujours, fatiguent souvent, que personne ne prend au sérieux et qu’on ne peut s’empêcher d’aimer. Cet original se nommait George-Henry Lewes. Il avait deux ans de plus que miss Evans, étant né en 1817. Lorsqu’ils se rencontrèrent, il avait trente-quatre ans, elle en avait trente-deux.

Il lui déplut d’abord beaucoup, puis moins. Il devint l’homme utile, qui conduit au spectacle les demoiselles isolées. Bientôt il