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Rousseau, très bien analysé les raisons qui l’ont rendue si prodigieusement étendue et si curieusement tenace, que Jean-Jacques est devenu l’un de ces réservoirs géans, peu nombreux dans l’histoire intellectuelle de l’humanité, d’où découlent dans toutes les directions des littératures entières. « Les écrivains, disait-elle, qui ont eu sur moi l’influence la plus profonde, ne sont pas pour cela mes oracles. Il peut se faire que je n’aie pas embrassé une seule de leurs opinions ; je puis souhaiter que ma vie soit absolument différente de la leur. Par exemple, il me serait fort indifférent qu’une personne très raisonnable vînt m’écraser d’argumens pour me prouver que les vues de Rousseau sur la vie, le gouvernement et la religion sont misérablement fausses, et qu’il s’est rendu coupable de quelques-unes des pires bassesses qui aient jamais dégradé l’homme civilisé. Je pourrais admettre tout cela, et il n’en serait pas moins vrai que Rousseau a lancé à travers mon être intellectuel et moral la vibration électrique qui m’a éveillée à des perceptions ignorées et qui a fait de l’homme et de la nature, pour moi, un nouveau monde de pensée et de sentiment. Non pas qu’il m’ait inculqué aucune croyance nouvelle, mais simplement parce que le souille puissant de son inspiration a avivé mes facultés au point que j’aie pu donner une forme plus précise à des idées qui, jusque-là, avaient tenté mon âme à l’état de vagues pressentimens. Le feu de son génie a si bien fondu au creuset mes vieilles idées et mes vieux préjuges, que je suis devenue capable d’en faire sortir des combinaisons nouvelles. » (Lettre du 9 février 1849.) On ne saurait mieux dire. C’est à cette « vibration électrique, » qui se sent mieux qu’elle ne s’explique, que Rousseau doit d’avoir peuplé le monde de ses fils spirituels.

L’action que George Sand a exercée sur George Eliot est naturellement analogue à celle de Rousseau. « Il en est de même pour George Sand, dit-elle dans la même lettre. Il ne me viendrait jamais à l’esprit de recourir à ses écrits comme à un code de morale ou à un manuel d’éducation. Peu m’importe si je suis ou non d’accord avec elle sur le mariage, si le plan de son intrigue est correctement tracé ou si, comme cela me semble plus probable, elle s’est dispensée de faire un plan, commençant à écrire selon que l’esprit la poussait et s’en remettant à la Providence pour le dénoûment. Il suffit, pour que je m’incline devant elle avec une reconnaissance éternelle pour « cette grande puissance de Dieu qui s’est manifestée en elle, » que je ne puisse lire six de ses pages sans reconnaître qu’il lui a été donné de peindre les passions humaines et leurs conséquences, et aussi quelques-unes de nos aspirations morales, avec tant de vérité, de finesse, de délicatesse, de pathétique et, en même temps, avec une humeur si tendre et si aimable, que nous