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future que la transformation des gaz dans les poumons est indépendante de la pluralité des mondes, » et elle attaque violemment la religion. L’aigreur des dévots qu’elle scandalise l’a gagnée. « L’impatience la prit, dit lord Acton, contre les esprits qui ne pouvaient pas suivre le sien, et pendant une partie de sa vie elle compta les préjugés, les faux raisonnemens et l’aveuglement volontaire parmi les attributs de l’orthodoxie. » Il lui fallut un nombre d’années incroyable pour s’apercevoir que les libres penseurs ont aussi leur orthodoxie et que l’orthodoxie religieuse n’a pas le monopole des préjugés, des faux raisonnemens et de l’aveuglement volontaire.

Une autre erreur ne surprend pas moins de sa part. Elle était calviniste quand elle devint libre penseuse, et elle prétendit avoir été poussée par l’idée, intolérable pour une nature généreuse, que les motifs de faire le bien n’étaient ni nobles ni élevés chez ses anciens frères, puisqu’ils avaient pour fondement l’espoir des récompenses futures et qu’ils étaient, par conséquent, intéressés. « Je ne puis pas mettre au nombre de mes principes d’action, écrivait-elle, la crainte de la vengeance éternelle, la reconnaissance pour le salut prédestiné, ou la révélation des récompenses futures. » — Entre tous les reproches qu’elle pouvait adresser au calvinisme, il n’y en avait pas de plus mal choisi, puisque le calvinisme, tout au rebours, a tellement subordonné les œuvres à la foi, tellement enseigné que le pardon de Dieu, lequel mène au bonheur céleste, est gratuit, c’est-à-dire indépendant de la conduite bonne ou mauvaise, que d’en avoir été qualifié de dangereux pour la morale.

Ces réserves faites et les points faibles indiqués, on épie avec intérêt les mouvemens de cet esprit vigoureux et réfléchi, « vaste et lent, » dit M. Cross, qui a rejeté le joug, brisé ses liens et qui se trouve comme l’oiseau posé au bord du toit : libre de s’envoler vers le point de l’horizon qui l’attirera.


III

Au commencement de 1844, miss Evans entreprit la traduction de la Vie de Jésus, de Strauss, sans rabattre pour cela de son horreur pour les bas-bleus, qu’elle comparait aux souris savantes. A Strauss succédèrent Feuerbach et Spinoza. Le courant d’influence germanique résultant de ces travaux se mêlait à un puissant courant français, produit de nombreuses lectures. Rousseau et George Sand ont, si j’ose m’exprimer ainsi, coulé dans l’esprit de George Eliot. Du premier elle aimait surtout les Confessions. Elle avait très bien discerné le caractère particulier de l’influence de