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égarées. C’était mal connaître le « caméléon. » Miss Evans était arrivée à Coventry calviniste farouche. L’année n’était pas révolue que la pension Franklin, les tantes Pearson, la tante Elisabeth, le frère Isaac, se voilaient la face. Un scandale avait éclaté dans le petit monde de Coventry : miss Evans était devenue une « infidèle » et refusait d’aller à l’église ; son père, irrité de sa conduite impie, allait habiter avec une autre de ses filles, laissant la réprouvée gagner son pain comme elle l’entendrait.

À ces tristes nouvelles, chacun sentit qu’il était de son devoir d’intervenir et chacun s’y prodigua avec plus de zèle que de tact et de mesuré. Mary Ann fit une concession et retourna à l’église, moyennant quoi son père la garda. M. Evans ne voyait dans tout cela que la question de correction extérieure. Il lui déplaisait qu’une jeune personne n’eût pas de culte. Quant aux idées, il ne s’en mêlait ni ne s’en souciait. Il ne comprenait goutte à ce que sa fille venait lui débiter sur des luttes intérieures et des besoins d’âme. Un critique éminent, M. Scherer, se demandait dernièrement ce que dut penser M. Evans en apprenant, deux ans après cette crise, que sa fille traduisait la Vie de Jésus, de Strauss. Nous croyons la réponse facile. L’excellent homme ne pensa rien du tout. On lui aurait dit que Mary Ann traduisait le Mahabhârata, que c’eût été tout un pour lui.

L’orage se calma donc, mais il laissa chez la rebelle un ressentiment qui étonne de la part d’un esprit élevé. Miss Evans aurait dû comprendre le chagrin du chrétien convaincu, qui se croit en possession de la vérité, au spectacle d’une désertion. Il est vrai que ce chagrin tourne souvent on aigreur chez les esprits étroits et qu’il engendre alors bien des tracas, mais la source n’en reste pas moins respectable. Je voudrais pouvoir supprimer deux articles de George Eliot, réimprimés dans la collection, où elle se retourne agressivement, — le vrai mot serait rageusement, — contre les croyances de sa jeunesse. Ce sont les articles sur le Poète Young et sur le Docteur Cumming. Dans le second, écrit en 1855, l’auteur commence par se demander quelle est la meilleure carrière pour un homme d’une intelligence et d’un niveau moral médiocres, la carrière où « un léger vernis d’instruction passera pour une science profonde, où les platitudes seront acceptées comme paroles de sagesse, l’étroitesse bigote comme un saint zèle, l’égoïsme onctueux comme une piété donnée par Dieu ? » Et elle répond : « Faites de cet homme un prédicateur évangélique. » Le reste est de ce ton et, pourtant, les Essais ont été très adoucis à la réimpression. Dans l’article sur Young, daté de 1857, elle déclare nettement que notre progrès moral « est aussi indépendant de la croyance à une vie