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pain ! » L’opinion de Luke sur les livres était partagée par presque tout l’entourage de Mary Ann. M. Evans était la seule personne de la maison qui appréciât les réflexions de sa fille cadette sur la théologie ou sur la découverte de l’Amérique. Par malheur, il admirait de confiance ; l’enfant en avait l’instinct, et la haute considération dont elle était l’objet de ce côté ne l’empochait pas de se sentir une créature incomprise et méconnue. Elle éprouvait déjà la sensation d’isolement qui la suivra en avançant en âge. Nous le disons avec un certain regret, ayant toujours pensé que les natures parfaitement saines se sentent en communication avec le reste de l’humanité.

Il y a des enfans qui ont plus de chagrins que les autres, toutes conditions égales d’ailleurs. Mary Ann était de ces pauvres petits qui en ont beaucoup et qui trouvent le monde dur et injuste pour eux. Elle était toute de premier mouvement et incapable ensuite, comme presque tout son sexe, d’accepter les conséquences de ses actes. Un jour, fatiguée de s’entendre reprocher d’être mal peignée, elle prit des ciseaux et se coupa un côté de cheveux, pour qu’on ne lui parlât plus de ses cheveux. Ce ne fut qu’en les voyant par terre qu’elle comprit qu’on lui en parlerait plus que jamais. Elle n’avait assurément que ce qu’elle méritait Iorsqu’après ses sottises elle était grondée, mais la vie est bien dure quand nous sommes traités exactement selon ce que nous méritons. L’exigeante et fantasque Mary Ann était souvent malheureuse. Son père, qui l’aimait et l’admirait, n’était pas expansif. Griff la laissa manquer de tendresse et de louanges, doux choses dont elle avait un égal besoin.

Je ne voudrais pas qu’on la soupçonnât de vanité. Elle n’a jamais été vaniteuse que pendant un instant de jeunesse auquel nous ne sommes pas encore arrivés, mais la sensibilité et l’orgueil lui causaient des besoins douloureux de louanges. Son âme tendre ne pouvait se passer d’approbation et de sympathie. D’autre part, l’orgueil lui causait une incapacité de juger sa propre conduite qui restera l’une des clés de son histoire. Une autre clé est fournie par l’idée persistante qu’elle était « seule » dans un monde « où personne n’entrait dans ses plaisirs et ses peines ; où il n’existait pas une âme dans laquelle elle pût verser son âme ; où personne n’avait les mêmes aspirations, les mêmes tentations, les mêmes joies qu’elle. (Lettre, juin 1841.) » Quand une femme a reconnu, ou cru reconnaître, qu’elle est une créature d’exception, une Corinne ou une Maggie, il faut que la destinée lui ait donné une bien haute raison, ou une bien belle part dans cette vie, pour qu’elle ne soit pas tentée d’accomplir aux dépens des contraintes sociales ce que