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bien des larmes. Dans leur solitude de Griff, Isaac représenta le monde réel. Ce fut lui, malgré sa bonne nature, qui fit les premières meurtrissures à une âme venue sur terre avec une sensibilité maladive. Il avait le bon sens pratique et prosaïque, la logique, l’absence de sentimentalité, en un mot, toutes les qualités utiles auxquelles les créatures déraisonnables comme Maggie se heurtent et se déchirent comme à autant de cailloux tranchans et de ronces. Il est connu que ces êtres sages et positifs rendent de grands services à la déplorable famille des rêveurs et des enthousiastes en saccageant leurs illusions, en réprimant leurs besoins excessifs de sentiment, en les endurcissant aux coups et en leur infusant les préjugés respectables sans lesquels la société serait évidemment un chaos. Loin de nous la pensée de contester la valeur de ces services, mais ceux qui les ont reçus en conservent un souvenir plus douloureux que reconnaissant. On peut compter, dans les œuvres de George Eliot, les cicatrices laissées à son cœur par ce frère chéri, qui était pourtant plein de droiture. Le frottement de leurs deux caractères, opposés en tout, fut une des influences qui agirent le plus violemment et le plus profondément sur Mary Ann enfant. Il la découragea de beaucoup de choses et d’idées bonnes, dont le goût et l’habitude auraient été un appui qui lui manqua plus tard, dans la crise décisive de sa vie.

L’enfant n’était ni belle ni attrayante. Grêle, avec une tête énorme, elle avait une figure de vieille, sans grâce et sans fraîcheur. Le nez était gros et mal modelé, la bouche grande et épaisse, le bas du visage carré et lourd. Il y avait trop de distance entre les yeux et la bouche, ce qui lui donnait quelque ressemblance avec une tête de cheval. Les yeux, cette ressource suprême des laides, n’étaient ni grands, ni jolis, malgré leur couleur changeante, allant du bleu au gris. Ils regardaient le plus souvent à travers une forêt de cheveux châtains, tombant en broussailles sur le front, à la désolation des tantes Pearson, qui n’admettaient pas plus la fantaisie dans la tenue que dans les idées. Si ces honnêtes personnes vécurent assez pour voir leur nièce passer femme de génie, elles durent se rappeler les cheveux ébouriffés, les robes chiffonnées et les souliers crottés qui leur faisaient hocher la tête et froncer le sourcil à Griff. Une mauvaise habitude en engendre une autre, et il était visible pour les yeux clairvoyans que Mary Ann serait une de ces personnes que la Providence, en ses dispensations mystérieuses, envoie jeter le trouble dans les familles correctes.

Quel caractère elle avait ! Rien des Pearson. Son cœur orageux et jaloux aimait violemment et voulait être uniquement aimé. Dans les airs de supériorité de ce laideron, se trahissait un orgueil voilé