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manières d’être du frère et de la sœur, leurs jeux et leurs aventures sont des souvenirs d’enfance où George Eliot s’est contentée d’arranger les détails. Il faut seulement prendre garde que le cadre est de pure imagination, rien ne ressemblant moins aux malheurs de la famille Tulliver que les prospérités de la famille Evans, et que la partie autobiographique s’arrête au moment où Tom et Maggie cessent d’être enfans. L’héroïne du Moulin meurt, comme Werther, parce qu’elle avait trop souffert de la contradiction entre sa vie intérieure et sa vie extérieure. Il est nidifièrent que sa mort soit le résultat d’un accident au lieu d’être volontaire. Le point important est que Goethe et George Eliot ont également pensé qu’il fallait que leur personnage mourût, à cause de la même impossibilité de vivre, au sens que M. Montégut, précisément à propos de Werther, appelait le sens réel du mot, c’est-à-dire sentir, aimer, désirer, non pas déjeuner et dîner, dormir et bâiller. De même qu’il n’y avait pas de place dans l’Allemagne du XVIIIe siècle pour un jeune bourgeois épris d’idéalité et osant avoir la délicatesse de sentiment, la susceptibilité, la violence de passion, l’indépendance réservées alors aux classes aristocratiques, de même il n’y avait pas de place, dans le Warwickshire du commencement de ce siècle, pour une fille de petites gens vouée aux travaux de ménage et « ardente, passionnée pour la beauté et la joie, avide de tout savoir, tendant l’oreille à une musique imaginaire qui s’éteignait sans descendre jusqu’à elle, pleine d’aspirations aveugles et inconscientes vers quelque chose qui pût relier entre elles les merveilleuses impressions de cette vie mystérieuse et donner à son âme le sentiment de s’y trouver at home. »

Une autre ressemblance encore entre les deux romans, c’est que Goethe et George Eliot, après avoir façonné un personnage à leur ressemblance et l’avoir montré réduit à sortir de ce monde, ont parfaitement résolu, pour leur propre compte, le problème de l’existence : Goethe tout de suite et triomphalement, George Eliot lentement et péniblement, mais en définitive, et malgré les réserves qu’on a le droit de faire, avec le même bonheur. La manière dont s’est opérée chez elle la réconciliation entre la vie intérieure et la vie extérieure est l’énigme de sa biographie, et l’on ne parvient à pénétrer le problème qu’en s’attardant à l’entourage et aux impressions d’enfance.

Isaac Evans était un honnête garçon, habile à la pêche à la ligne et peu intellectuel, entièrement incapable d’entrer dans les idées exagérées et dans les peines subtiles d’une petite personne passionnée et nerveuse telle qu’était sa sœur cadette. Celle-ci s’était prise pour lui d’une affection véhémente et exclusive qui lui coûta