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compagnes, dont elle tient une main dans sa main. Une autre jeune Israélite, à demi couchée et à demi nue semble essayer de la consoler, et les deux vides laissés entre le groupe principal et les bords de la toile sont remplis par des femmes qui se lamentent à différens plans. La fille de Jephté qui n’a plus, il est vrai, aucune raison pour prendre des poses gracieuses, a choisi une attitude raide et gênée. Elle exprime sa douleur par un geste banal et nous sommes tentés de saluer cette jeune personne comme une très vieille connaissance. Que de fois nous l’avons vue sous différens noms et dans des attitudes différentes ! Le maître ne l’a pas renouvelée. Malgré tout son talent, il n’a point cette fois rencontré le beau ; malgré toute sa science, il n’a pas trouvé le vrai. Il est resté dans la convention. Rien de personnel ne se dégage de cette toile. On pardonnerait volontiers à la fille de Jephté de n’être pas la fille de Jephté si elle était au moins la fille de M. Cabanel : malheureusement elle est la fille de tout le monde. Aucun signe n’indique sa filiation particulière.

Est-ce bien aussi la fille de Scipion l’Africain que M. Boulanger a exposée sous ce titre : « Cornélie, mère des Gracches ? » M. Boulanger a peint une jeune femme quelconque. Enveloppée dans un péplum, elle descend un escalier de marbre blanc, appuyée sur deux enfans, dont l’aîné peut avoir quinze ans et dont le moins âgé est un bambin. Ce sont Tiberius et Caïus Gracchus que nous sommes invités à reconnaître dans ces deux jeunes gens. Caïus Gracchus est armé d’un fouet et d’une toupie. Tiberius se retourne vers sa mère et paraît inquiet de la façon dont elle descend son escalier. Tous deux seront tribuns du peuple, feront de grandes choses pour la liberté et mourront assassinés ! Qui le croirait ? Il faut s’arrêter devant cette toile : elle n’est pas du premier venu. Nous avons eu déjà l’occasion de dire que l’auteur est un peintre doublé d’un écrivain qui manie la plume avec autant d’autorité que le pinceau. Il a publié cette année les suprêmes leçons de l’école néo-classique et il convient de regarder sa peinture de près pour y rechercher les tendances d’une école qui ne veut pas mourir.

Nous ne sommes pas de ceux qui prétendent restreindre la liberté de personne et surtout celle du critique. Comme l’artiste, le critique a tous les droits, y compris celui de se tromper. Comme l’artiste, il travaille pour le public. C’est un fait passé dans les mœurs : après le Salon des peintres, on a le Salon des critiques. Après la pièce, le compte-rendu. À peine le rideau est-il baissé que le journaliste examine l’œuvre et la dissèque à loisir pour confier à la foule indiscrète les défauts et les qualités qu’il y trouve. M. Sarcey, M. J.-J. Weiss, sont des juges en matière de théâtre comme M. Paul Mantz