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peut-être, et ce que nous appelons une exposition de peinture ne lui apparaîtrait-il pas comme un marché ou un bazar ?

L’art était autrefois, en effet, quelque chose de particulier, d’aristocratique et de mystérieux. Il ressemblait par beaucoup de côtés à la religion : comme elle, il avait ses traditions et ses dogmes, comme elle ses prêtres, et souvent aussi ses martyrs. Pour pénétrer ses mystères, pour goûter les joies infinies qu’il réserve à ses élus, il fallait une foi robuste. L’artiste devait vivre en dehors ou plutôt à côté de la société. Il rompait avec le monde, il partageait l’existence des humbles, et si, arrivé à l’éclosion complète de son génie, il se trouvait appelé à la cour d’un prince ou d’un pape, c’était pour être traité en ouvrier habile et pour être classé dans la domesticité intelligente. L’anecdote de Charles-Quint ramassant le pinceau du Titien m’a toujours semblé aussi apocryphe que le déjeuner de Molière à la table du grand roi.

La vérité vraie, je la vois dans la misère d’Andréa del Sarto payant d’une Madone immortelle un morceau de pain et l’hospitalité d’une nuit ; elle m’apparaît dans la soupente où Michel-Ange, vieilli et abandonné, soigne son domestique malade. C’était une vie pénible que la vie de ces hommes qui n’avaient d’autres joies que celles de l’idéal, à peu près réalisé, entre les grands dont ils se faisaient les serviteurs et la foule, pour laquelle ils restaient ignorés ou incompris. Leur foi seule les soutenait, peu différente de la foi religieuse, aussi fervente et parfois aussi exclusive, et leur donnait la force d’officier dans ces petites chapelles antagonistes qu’ils avaient élevées à Florence, à Rome, à Venise, ou bien encore à Amsterdam ou à Séville. Cherchaient-ils la fortune ou même la gloire ? Non, certes, à ce qu’il semble, car, l’œuvre achevée, combien négligeaient de placer dans un coin ou leurs initiales ou leurs signatures ! L’anonymat cachait la personnalité comme le capuchon la figure du moine qui chante à l’église. Peu leur importait l’obscurité où ils demeuraient volontairement. Ils voulaient léguer à la postérité la grandeur d’une doctrine et l’éblouissement d’une œuvre plutôt que le retentissement d’un nom. C’est cette abnégation, cette passion exclusive du beau qui explique leur petit nombre. Mais aujourd’hui tout a changé pour eux et en eux. En se modifiant, la société a modifié profondément leur manière d’être. L’art est descendu de la sphère élevée où l’avaient maintenu ses premiers adeptes, les traditions ont été oubliées et les chapelles sont tombées en ruines. Le dirons-nous, enfin, on n’a plus distingué les artistes des autres hommes ; ils ont été mêlés au monde, qui autrefois les tenait à distance ; ils se sont trouvés en présence du public, et, au lieu de poursuivre uniquement l’idéal, ils ont dû, coûte que coûte, chercher le succès.