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strictement suivie en pareil cas. La veuve de Molière eut donc à vaincre des résistances d’autant plus fortes qu’elles s’appuyaient sur une prescription formelle et sur une antipathie particulière inspirée au clergé par le défunt. Il faut lui tenir compte de la douleur sincère dont elle donna les marques, de la noblesse de son attitude, de son énergie. Accompagnée du curé d’Auteuil, elle courut à Versailles se jeter aux pieds du roi ; elle supplia, mais avec fierté, avec courage. Non contente de s’écrier : « Quoi ! l’on refuse la sépulture à un homme qui, dans la Grèce, eût mérité des autels ! » elle ne craignit pas de dire que « si son mari était criminel, ses crimes avaient été autorisés par Sa Majesté même. » C’était logique, mais hardi. Avec ce tact qui était une de ses qualités royales, Louis XIV fit respecter à la fois sa dignité, celle de l’archevêque, Harlay de Chanvalon, fort méprisable comme homme, mais, en somme, son archevêque de Paris, et la justice due à Molière : il congédia la veuve en disant que l’affaire ne dépendait pas de lui et il manda au prélat « qu’il fît en sorte d’éviter l’éclat et le scandale. » Le soir des funérailles, la foule s’amassait devant la maison mortuaire, non sans doute, comme on le dit habituellement, pour insulter le cercueil : les Parisiens n’ont jamais été de grands rigoristes. Molière les avait beaucoup amusés ; enfin, ils sont presque toujours respectueux devant la mort. Il est à croire qu’ils obéissaient ce soir-là à des sentimens assez mêlés : leur curiosité très vive pour tout ce qui touche au théâtre, la sympathie, enfin, et surtout leur éternel esprit badaud. Grimarest donne clairement à entendre que cette affluence de populaire était inoffensive et que, si la veuve en fut épouvantée, c’est qu’elle « ne pouvoit pénétrer son intention. » Dans l’incertitude, Armande employa un moyen infaillible de tourner à la bienveillance déclarée des dispositions douteuses : elle fit répandre par les fenêtres un millier de livres « en priant avec des termes si touchans le peuple amassé de donner des prières à son mari, qu’il n’y eut personne de ces gens-là qui ne priât Dieu de tout son cœur. » Sur la tombe elle fit placer une large pierre, et, deux ou trois ans après, durant un hiver rigoureux, on y alluma par son ordre un grand feu, auquel vinrent se chauffer les pauvres du quartier. Symbole touchant du génie de Molière ; la veuve ne voulait qu’honorer la mémoire de son mari par un acte de bienfaisance, mais la postérité a bien le droit de voir l’allégorie involontaire qui se dégage de cet acte. Ce foyer de chaleur, accessible à tous, et qui semble sortir de la tombe même du poète, n’est-ce pas l’image de son génie, cet autre foyer de raison, de poésie et de gaîté ?

Malgré le coup terrible qui la frappait, la troupe ne fit relâche