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lourde qu’elle songe moins à s’en servir. Ses dépenses doublent l’impôt ; sa force éveille l’inquiétude, les partis redoutent le témoin silencieux qui contemple leurs querelles, son existence même est une étrangeté. Vouée à l’obéissance au milieu de leurs discussions, indifférente à ce qui les émeut, passionnée pour ce qu’ils oublient, elle apparaît comme un démenti donné à la société civile. Toute corporation qui à la dictature des opinions régnantes peut opposer la résistance d’un esprit particulier, est suspecte comme un état dans l’état. Pour n’être pas suspecte au peuple, il faut que l’armée soit formée par le peuple, qu’en elle comme dans la nation les mêmes idées, les mêmes passions, pénètrent et dominent, que le soldat apporte sous le drapeau ses vertus civiques et qu’il n’y séjourne pas, de peur de les oublier.

Cette armée a paru en France dès que la démocratie a commencé à triompher. 1789 produisit les gardes nationales que la révolution opposa d’abord à la monarchie puis à l’Europe. Trop faibles contre l’étranger, trop fortes contre les Français, elles semblaient condamnées tant que le génie militaire régna avec Napoléon. La liberté politique les ranima ; sous le régime parlementaire, le roi et le peuple eurent chacun son armée. Quand le peuple devint seul maître, son armée triompha avec lui : en 1870 comme en 1792, la défense du pays fut confiée à des soldats citoyens qui nommaient leurs chefs. Leur dernier fait de guerre lut de se mesurer contre les restes de l’armée comme si l’une des deux institutions devait supprimer l’autre. Victorieuse, l’armée demeure seule. Nos malheurs l’avaient rétablie, nos sophismes la corrompent. On ne lui oppose plus les gardes nationales ; on tend à les rétablir en les transformant. L’entreprise poursuivie d’appliquer à l’armée les principes qui triomphent dans l’état tend à cette fin. On y prépare l’esprit public. Pour avoir osé dire le jugement des faits sur les volontaires de 1792, un historien n’était-il pas banni naguère des Archives, où il avait puisé la vérité ? La légende ne commence-t-elle pas pour la commune quand l’histoire est encore visible dans les ruines de nos monumens ? Le parti qui votait en 1871 contre la dissolution des gardes nationales n’est-il pas dans les chambres ? Et ne voyons-nous pas au pouvoir les hommes qui réclamaient il y a quinze ans l’abolition des armées permanentes ?

Le jour où seront établies, sous quelque nom que ce soit, les milices, l’harmonie sera faite entre les institutions militaires et les institutions politiques. De même que tout citoyen est réputé apte à gouverner le pays, il sera réputé apte à le défendre, et il n’aura pas besoin de se préparer plus à l’un des devoirs qu’à l’autre. Le même orgueil qui le présente comme naturellement sage le