Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/87

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le lait et le beurre des vaches entraient pour une large part dans l’alimentation, tandis que la toison des brebis fournissait la laine pour faire les vêtemens. On comprend dès lors le préjudice considérable que l’on portait à ces malheureux paysans en leur enlevant d’un seul coup tout le troupeau communal : on les ruinait de fond en comble, on les dépouillait du jour au lendemain de ce qu’ils possédaient de plus précieux, on les condamnait presque à périr de misère dans un bref délai. Un tel désastre aurait abattu une âme d’une trempe ordinaire ; il n’eut d’autre effet que d’exalter la foi profonde et d’éveiller les énergies déjà extraordinaires de la petite Jeannette d’Arc. Douée, malgré son jeune âge, de cette force morale presque surhumaine dont on a dit qu’elle transporte les montagnes, elle appela avec confiance le ciel au secours des siens, et nos lecteurs savent déjà que le ciel entendit sa voix. Jeanne de Joinville, dame d’Ogéviller, la bonne châtelaine de Domremy, dut être vivement touchée de la malheureuse situation faite à ses hommes, et elle avait d’ailleurs le plus grand intérêt, pour assurer le paiement de ses redevances, à faire rendre gorge aux brigands à la solde de Henri d’Orly. C’est pourquoi elle porta plainte à son cousin Antoine de Lorraine, comte de Vaudemont, qui avait dans sa mouvance immédiate le château de Doulevant, occupé par le chef de ces brigands. Le comte s’empressa de donner satisfaction aux réclamations de sa parente ; il envoya Barthélémy de Clefmont, un de ses hommes d’armes, à la poursuite des maraudeurs. L’expédition eut un plein succès. Quoique le bétail eût été déjà emmené jusqu’à Dommartin-le-Franc, à une vingtaine de lieues loin des rives de la Meuse, on réussit à le reprendre. Antoine de Lorraine le fit ensuite restituer à la dame d’Ogéviller, dont les hommes, tant ceux de Greux que ceux de Domremy, rentrèrent ainsi en possession du précieux butin qu’on leur avait enlevé et qu’ils croyaient irréparablement perdu. Comment ces pauvres gens en général et Jeannette d’Arc en particulier n’auraient-ils pas vu une faveur insigne de la Providence, un miracle dans une restitution aussi inespérée !

Ce fut sur ces entrefaites, on peut le supposer avec vraisemblance, sinon l’affirmer avec certitude, que la nouvelle d’une grande défaite, infligée aux Anglais devant le Mont-Saint-Michel vers la fin de juin 1425, par mer aussi bien que par terre, dut parvenir à Domremy. Presque en même temps, c’est-à-dire dans les derniers jours du mois d’août suivant, on apprit que ces mêmes Anglais venaient d’envahir le Barrois, et qu’ils avaient allumé des incendies à Revigny ainsi qu’au ban de Chaumont, près de Bar-le-Duc. Jamais Jeanne n’avait plus douloureusement ressenti « la pitié qui était au royaume de France, » et jamais aussi elle n’avait eu une foi plus entière en