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système, avons-nous gardé le nôtre, et les uns ne semblent-ils pas avoir d’autant plus gagné que les autres auraient aussi perdu ? La comparaison entre nos ordres du jour si différens aux deux époques, si calmes alors même après de grands succès, aujourd’hui si enthousiastes après le moindre engagement, suffirait à un soldat pour conclure à la différence des armées. Les troupes éprouvées sont délicates sur la louange, il faut la leur donner sobrement. Une parole suffit pour satisfaire ou réveiller en elles l’honneur militaire. L’excès des éloges prouve la médiocrité des troupes. Cette médiocrité est apparue en plus d’une occasion. La facilité avec laquelle les Chinois se sont dérobés quand il leur a plu de perdre le contact, se sont échappés, même battus, ne prouve pas que notre armée marche bien. Des surprises, comme celles de Bac-Lé, sont la preuve qu’elle se garde mal. Son dernier fait de guerre a été une panique. A Lang-Son, après une offensive hardie, après mille preuves de bravoure, tout à coup des troupes se sont repliées en désordre, abandonnant une partie de leurs morts, la caisse de l’armée et du canon. A qui ? A personne. Les Chinois ne songeaient pas à l’offensive : et la dernière leçon de cette campagne a rappelé que pour abattre certains soldats il n’est pas besoin de danger devant eux : le danger est en eux-mêmes.

Le danger est dans ce mélange de vertus et de défaillances qui rend notre armée à la fois brillante et fragile. Toutes les quartés que nos soldats possèdent, l’élan, la vaillance, le goût du combat, sont des qualités que la nature donne. Toutes les qualités qu’ils ne possèdent pas, la résistance du corps aux fatigues, la calme possession de soi, l’obéissance aux chefs, sont des qualités que donne l’habitude. Il est visible à la fois et qu’à ces hommes rien ne manque pour faire d’admirables soldats, et que ces soldats ne sont pas formés. Le patriotisme sent à la fois la joie qu’ils n’aient pas dégénéré de leur race, et la tristesse que cette richesse naturelle ne soit pas mieux employée. Même en face des barbares, leur courage s’est un instant troublé : qu’adviendrait-il en face d’adversaires autrement faits pour répandre la crainte et pour en profiter ? Autant l’armée qu’on pourrait faire devrait inspirer de confiance, autant l’armée qu’on a faite doit inspirer d’inquiétude.

Le mal est si visible qu’il inquiète même ses auteurs. La chambre n’a pas renié son armée, mais elle a reconnu que cette armée ne peut servir aux expéditions restreintes. En même temps qu’elle votait la loi de recrutement, elle créait par une autre loi des troupes coloniales. Par le service de trois ans, elle diminuait pour l’armée le temps de service actif et augmentait le temps de service dans la réserve. Pour l’armée coloniale elle ne jugeait pas que ce fût pour