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détruisent. Qu’une guerre éclatant le rappelle, elle lui semble une déloyauté du sort. Il est sans exemple que les vétérans aient apporté aux armées de l’élan et de la discipline. Ils se sont reformés et assez vite quand ils sont venus se fondre dans une armée douée elle-même de qualités solides. Mais il faut qu’ils les y trouvent, et à un haut degré, pour redevenir ce qu’ils étaient autrefois. Dans une armée active où les plus vieux soldats comptent vingt-trois ans les esprits ne sont pas plus faits que les corps. Elle subira l’ascendant de l’âge et du nombre, au lieu d’encadrer ses réserves, elle se perdra en elles, et loin de leur rendre l’esprit militaire, elle en recevra l’esprit civil. Si bien que plus cette armée accroîtra ses effectifs, plus elle perdra sa vigueur.

Mais la plus grande des difficultés est de la réunir. Non pas que l’appel des réserves soit une opération lente ni hasardeuse, si l’on ne considère que le mécanisme de la mobilisation. Il est souple autant que fort et permet de porter au complet de guerre la fraction qu’on veut de l’armée. Dans les guerres de 1866 et de 1870, la Prusse avait besoin de toutes ses troupes, elle les a rassemblées plus tôt que l’Autriche et la France. En 1864, il lui suffisait contre le Danemarck d’un moindre effort, elle a mobilisé 23,000 hommes. L’obstacle à de telles mesures n’est pas matériel mais moral. Dans un état où l’armée est composée pour la plus grande part de réserves, tout conflit menace dans sa liberté et ses intérêts la population civile. Sans doute c’est pour défendre l’existence même du pays que le service universel a été créé après Iéna par la Prusse, adopté par la France après Metz et Sedan. Mais ces luttes suprêmes ne sont pas les seules qui agitent le monde ; celles où il s’agit non d’existence, mais d’ambition, d’intérêt, de dignité, de représailles sont plus fréquentes et presque habituelles aux peuples qui ont des possessions lointaines. Pour soutenir ces moindres guerres comme pour les plus grandes, il faut faire appel aux citoyens.

Les bons citoyens sont prêts si le salut public commande : mais il ne faut pas moins qu’un extrême péril pour légitimer à leurs yeux le sacrifice extrême que la guerre leur impose. S’il leur est demandé pour l’avantage douteux ou secondaire du pays, l’exigence leur devient excessive, et si elle devient fréquente, insupportable. Plus ils seront exposés à ces surprises, moins ils s’y résigneront. Leur épée, toujours suspendue sur leur tête, leur inspirera l’horreur des armes. Une nation où chacun est soldat perd bientôt l’esprit militaire.

Le mal n’est pas irréparable quand elle a un gouvernement maître de lui-même et soucieux de l’avenir. S’il a besoin de troupes, il les lèvera malgré l’opinion. Comme il ne dépend pas d’elle, il