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probable que des résultats contraires se produisent. On aura transporté la société dans l’armée, la société continuera d’y vivre avec les divisions que crée la différence d’intelligence, de fortune, de rang. Dans la société, elles sont comme adoucies par la distance qui sépare les conditions diverses ; dans l’armée, elles seront exaspérées par le contact. Les hommes cultivés apprendront il est vrai sans efforts, mais l’allure de l’instruction, convenable pour eux, sera trop emportée pour la masse des conscrits, accoutumés à creuser de lents sillons dans leur pensée comme sur le sol. Assembler des hommes trop inégaux pour accomplir la même tâche n’est pas développer chez tous l’émulation, mais chez les uns le découragement et chez les autres le dédain. Ce dédain sera le sentiment naturel à quiconque se croira de l’élite envers les détails du métier. Il faut, pour pénétrer l’importance profonde des petites choses, une étude trop patiente pour des yeux de vingt ans. Rien n’est plus irritable que l’orgueil de la première science : elle trouble la tête comme la fumée d’un vin nouveau. C’est pourquoi les mutineries sont le fléau des grandes écoles, même militaires. De pareils désordres ne seront pas à craindre dans les régimens, mais là aussi la jeunesse instruite sera la plus prompte à tout mettre en question, ordres et chefs, et jusque dans son obéissance se trahira la révolte de son esprit. Enfin, comme elle trouvera le métier plus pénible que personne, elle aspirera plus que personne à le quitter. Sa supériorité intellectuelle ne servira qu’à affaiblir la discipline, à diminuer chez les hommes de condition médiocre le sentiment du respect, à développer un sentiment, qui, jusqu’ici, n’était pas français, mais le deviendra, si l’on y prend garde, la honte d’être soldat.

Moins une troupe a de vertus militaires, plus les cadres doivent être solides. Le vieux soldat d’autrefois formait le sous-officier. Retenu pour de longues années au service, le conscrit songeait qu’il valait la peine de s’y créer une vie supportable : avec trois ans d’efforts il pouvait s’assurer pour le reste de son temps les avantages attachés au grade de sous-officier. Le concours était chaud, et, parmi les promus, la satisfaction d’un succès si disputé commençait à développer le goût du métier. Beaucoup en venaient à l’adopter comme celui de leur choix, et, pour le garder, rengageaient. L’état de sous-officier était une profession. Ceux qui l’exerçaient dix à vingt ans ne connaissaient ni surprise, ni embarras ; toutes les difficultés n’étaient guère pour eux que des souvenirs, presque tous avaient fait campagne ; en paix comme en guerre ; ils inspiraient confiance et respect au soldat. Dans cette élite, l’élite aspirait au rang d’officier. Les meilleurs y parvenaient vers leur trentième année, la plupart étaient atteints par la retraite comme capitaines après avoir déployé