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poudre ; les femmes et les enfans se réunissent en groupe pour les cacher ; on ouvre la porte, plus de cinq cents Turcs entrent et se précipitent. Yela met le feu, et tous meurent foudroyés et ensevelis sous les ruines. Au Monténégro, quand une fille est née, la mère lui dit : « Je ne te souhaite pas la beauté, mais la bravoure ; l’héroïsme seul fait aimer des hommes. » Voici une strophe d’un lied que chantent les jeunes filles : « Grandis, mon bien-aimé et quand tu seras devenu grand et fort, et que tu viendras demander ma main à mon père, apporte-moi alors, comme don du matin des têtes de Turcs fichées sur ton yatagan. »

Un convive prétend que les Croates ne sont pas moins braves que les Monténégrins. Ils l’ont bien prouvé, dit-il, sous Marie-Thérèse, dans les guerres contre Napoléon, et sur les champs de bataille italiens en 1848, 1859 et 1866. Ce sont eux qui sous le ban Jellachitch ont sauvé l’Autriche, après la révolution de mars ; sans leur résistance, les Hongrois prenaient Vienne avant même que les Russes eussent songé à intervenir. L’Anglais Paton qui a écrit l’un des meilleurs ouvrages qui aient été faits sur ces contrées, raconte que, se trouvant à Carlstadt en Croatie, le gouverneur, le baron Baumgarten, lui raconta la mort héroïque du baron de Trenck. Pour récompenser François de Trenck qui avec ses Croates, avait vaillamment combattu au siège de Vienne, l’empereur lui avait donné d’immenses domaines en Croatie. Son descendant, le baron Frederick de Trenck, se ruine en procès se fait mettre en prison par le roi Frédéric II, s’échappe, écrit ses fameux Mémoires qui, comme dit Grimm, font une sensation prodigieuse et vient enfin se fixer à Paris, pour s’abreuver de première main à la source de la philosophie. Pendant la terreur, il est arrêté et accusé d’être l’espion des tyrans parce qu’il suit les réunions des clubs. Il se défend en montrant la trace des fers du roi de Prusse et les lettres de Franklin. Mais il parle avec respect de la grande impératrice Marie-Thérèse. Fouquier-Tinville l’interrompt : « Prenez garde, dit-il, ne faites pas l’éloge d’une tête couronnée dans le sanctuaire de la justice. » Trenck relève fièrement la tête : « Je répète : Après la mort de mon illustre souveraine Marie-Thérèse je suis venu à Paris pour m’occuper d’œuvres utiles à l’humanité » C’en était trop. Il est condamné et exécuté le soir même La bravoure un peu sauvage des Pandours était proverbiale au XVIIIe siècle. Au commencement de la terreur, l’impératrice Catherine écrit : « Six mille Croates suffiraient pour en finir de la révolution. Que les princes rentrent dans le pays, ils y feront ce qu’ils voudront. » Je cite ces faits pour montrer comment le souvenir des exploits guerriers de leur race entretient parmi les Croates un patriotisme ardent exigeant et ombrageux.