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Italie, quelques tableaux que je destinais à ce musée, qui est un des rêves de ma vie. Ce rêve va prendre corps. Mais voyez la misère et la contradiction des choses humaines, ceci devient pour moi la cause d’un vrai chagrin, puéril peut-être, mais réel, je dois l’avouer. Donner mes revenus ne me coûte rien. La fortune de l’évêché est le patrimoine des pauvres, je l’administre et je l’emploie le mieux que je peux ; je ne me prive de rien, car de besoins personnels je n’en ai guère ; mais mes tableaux, mes chers tableaux, il m’est dur de m’en séparer. Je les connais tous, je me rappelle où je les ai achetés, je les aime-, mes regards s’y reposent volontiers, car j’ai beaucoup, et trop sans doute, les goûts de l’artiste, et maintenant ils partent, ils doivent partir. A Agram, nos jeunes élèves de l’Académie les attendent pour les copier et pour s’en inspirer. Ils en ont besoin. Sans l’efflorescence des beaux-arts, une nationalité est incomplète. Nous avons une université, nous aurons la science ; il nous faut aussi l’architecture, la peinture et la sculpture. Je suis vieux ; je n’ai plus longtemps à vivre ; je croyais les garder jusqu’à ma mort, mais c’est une pensée égoïste dont je me repens. L’an prochain, si vous allez à Agram, vous les y verrez. Voici précisément venir M. Krsujavi, professeur d’esthétique et d’histoire de l’art à l’Université d’Agram. Il est aussi directeur de notre musée et d’une école d’art industriel que nous venons de fonder. Il est venu chez moi pour emballer avec soin toutes ces toiles qui désormais sont confiées à sa garde. »

Nous regardons les tableaux qui sont encore à leur place. Il y en a cent soixante-dix, dont plusieurs excellons, de Titien, des Carrache, de Guido Reni, de Sasso Ferrato, de Paul Véronèse, de fra Angelico, de Ghirlandajo, de fra Bartolommeo, d’Andréa Schiavone, « le Slave, » qui était Croate et s’appelait Murilitch, de Dürer, de Claude Lorrain. On estime qu’ils valent un demi-million. Quelques toiles modernes, peintes par des artistes croates, représentant des sujets de l’histoire nationale. Les meilleurs se trouvent dans la chambre à coucher et dans le bureau de travail de l’évêque.

Après avoir traversé une enfilade de beaux et grands salons de réception, solennels comme ceux des ministères de Vienne, parquet très brillant, tentures de soie et, tout autour, une rangée de chaises et de fauteuils dans le style de l’empire français, nous prenons place à la table du souper, dans la salle à manger. C’est une grande chambre avec des murs blanchis à la chaux, auxquels sont pendues quelques bonnes gravures représentant des sujets de piété. Les convives de l’évêque sont, outre le professeur Krsujavi, sept ou huit jeunes prêtres attachés à l’évêché ou au séminaire. Nous sommes servis par les pandours à grandes moustaches, en uniforme de hussard. Après que l’évêque a dit le Benedicite, l’un des prêtres lit en latin,