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non en Croatie, mais à Rome. En décembre 1878, il était venu entretenir le pape du règlement des affaires ecclésiastiques de la Bosnie. M. Minghetti m’invita à déjeuner avec lui. Quand je lui fus présenté, Strossmayer me dit : « J’ai lu ce que vous avez écrit sur mon pays, dans la Revue des Deux Mondes. Vous êtes un ami des Slaves ; vous êtes donc le mien. Venez me voir à Djakovo ; nous causerons. » L’impression que me fit cet homme extraordinaire fut profonde. Je reproduis quelques détails de cette entrevue, parce que le programme de Strossmayer est celui des patriotes éclairés de son pays. Il m’apparut comme un saint du moyen âge, peint par fra Angelico, dans les cellules de Saint-Marc à Florence. Sa figure est fine, maigre, ascétique ; des cheveux cendrés et relevés entourent sa tête d’une auréole. Ses yeux gris sont clairs, lumineux, inspirés. Une flamme en jaillit, vive et douce, reflet d’une grande intelligence et d’un grand cœur. Sa parole est abondante, colorée, pleine d’images ; mais, quoiqu’il parle également bien, outre les langues slaves, le français, l’allemand, l’italien et le latin, aucun de ces idiomes ne lui fournit des mots assez expressifs pour rendre complètement sa pensée, et ainsi il les emploie tour à tour. Il emprunte à chacun d’eux le mot, l’épithète dont il a besoin, ou bien il accumule les synonymes que tous lui fournissent. C’est quand il arrive enfin au latin, que la phrase se déroule avec une ampleur et une puissance sans pareille. Il dit nettement ce qu’il pense, sans réticences, sans réserves diplomatiques, avec l’abandon d’un enfant et la profondeur de vues du génie. Absolument dévoué à sa patrie, ne désirant rien pour lui-même, il ne craint personne ici-bas. Comme il ne poursuit que ce qu’il croit bien, juste et vrai, il n’a rien à cacher.

Pendant ce séjour à Rome, il était tout occupé de l’avenir de la Bosnie. — « Vous avez eu raison, me dit-il, de soutenir, contrairement à l’avis de vos amis les libéraux anglais, que l’annexion des provinces bosniaques est une nécessité ; mais le point de savoir si c’est un avantage pour l’Autriche dépendra de la politique qu’on y suivra. Si Vienne ou plutôt Pest entend gouverner les nouvelles provinces par des Hongrois ou des Allemands et à leur profit, les Autrichiens finiront par être plus détestés que les Turcs. Ce sont des populations exclusivement slaves ; il faut entretenir et élever leur esprit national. Les journaux magyares et allemands disent que je suis l’ami de la Russie, l’ennemi de l’Autriche, c’est une calomnie. Pour notre chère vieille Autriche, je donnerais ma vie à l’instant. C’est dans son sein que nous devons, nous Slaves occidentaux, vivre, grandir, arriver à l’accomplissement de nos destinées. On a voulu autrefois nous germaniser. Aujourd’hui on rêve de nous magyariser ; cela n’est pas moins impossible ! À une race