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qu’autrefois, et cependant nos vaches ne donnent toujours qu’un veau et la tige de maïs qu’un ou deux épis. M’est avis que tout va de mal en pis. — Mais, lui dis-je, vous-même, vous portez le costume étranger que vous blâmez avec tant de raison. — C’est vrai, monsieur, mais quand on a la joie et l’honneur d’avoir un fils prêtre, il faut bien renoncer à s’habiller comme une paysanne. » Après que nous eûmes pris une rasade d’un petit vin rose et douceâtre, que l’aimable vieille femme récoltait dans sa vigne et qu’elle nous offrit de bon cœur, nous remontâmes en voiture, et je dis à l’abbé : « Votre mère a raison. Les costumes et les usages locaux adaptés aux conditions particulières des diverses populations avaient beaucoup de bon. Je regrette leur disparition, non-seulement comme artiste, mais comme économiste. On les abandonne pour prendre ceux de l’Occident, parce que ceux-ci représentent la civilisation et le comme il faut. C’est le motif qui a porté votre mère à quitter son costume national. Ce que l’on nomme le progrès est une puissante locomotive qui, dans sa marche irrésistible, broie tous les usages anciens, et qui est en train de faire de l’humanité une masse uniforme, dont toutes les unités seront semblables les unes aux autres, de Paris à Calcutta et de Londres à Honolulu. Avec le costume national et traditionnel, rien ne se perd ; tandis que les changemens continuels du goût ruinent les industriels, mettent sans cesse au rebut une foule de marchandises et surexcitent les recherches luxueuses et les dépenses. Un économiste renommé, J.-B. Say, a dit parfaitement : « La rapidité successive des modes appauvrit un état de ce qu’il consomme et de ce qu’il ne consomme pas. — Mgr Strossmayer, répond l’abbé, fait tout ce qu’il peut pour soutenir nos industries domestiques. Certainement il vous parlera de ce qu’il a tenté pour cela. »

Entre Siroko-Polje et Djakovo, nous franchissons une très légère montée : c’est le faîte de partage presque imperceptible de la Sirmie, entre la Drave, au nord, et la Save, au sud. Sur un certain espace, les belles cultures de froment sont remplacées par un terrain boisé. Seulement, il ne reste que des broussailles. Les gros arbres jonchent le sol, et on les débite en douves, hélas ! La fertilité du sol se révèle par l’abondance de l’herbe qui pousse entre les souches. Un troupeau de bœufs et de chevaux y paît.

La route s’engage bientôt entre deux rangées de magnifiques peupliers d’Italie, hauts comme des flèches de cathédrale. A droite, un bois de grands arbres entouré de hautes palissades : c’est le parc aux daims. Nous approchons de la résidence épiscopale. Nous voici à Djakovo (en hongrois, la terminaison vo devient var). Chez nous, ce serait un gros village. Ici, c’est un bourg, un lieu de