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Russie, dit le ministre, sait que toute immixtion de sa part dans les affaires de l’Afghanistan entraîne la rupture de toute relation amicale avec notre pays. Elle sait que nous nous considérons en droit de résister à cette immixtion par tous les moyens en notre pouvoir, par tous les moyens qui peuvent être les plus convenables pour nous et les mieux appropriés à la circonstance. Il n’est pas nécessaire de dire d’avance si ces moyens seraient une guerre en Europe ou en Asie, une guerre par nos propres troupes ou une guerre par des levées afghanes. » Après des déclarations aussi explicites et aussi menaçantes, le cabinet anglais semblait irrévocablement engagé. Aussi l’émotion redoubla-t-elle lorsqu’on apprit, peu de temps après, que les Russes avaient pris possession de Sarakhs, sur la rive orientale du Tejend, et que leurs avant-postes avaient dépassé cette place. Le doute n’était plus possible, disait-on à Londres ; les généraux russes avaient reconnu que la distance était sensiblement plus longue et le terrain plus difficile d’Askabad au Mourghab et à Merv, que d’Askabad au Tejend, qui est le nom que prend l’Hériroud après avoir reçu à Poul-i-Katoun (le pont de la Dame) son principal affluent, le Keshef, qui vient de Perse, et qui double le volume de ses eaux. Maîtres du cours inférieur de l’Hériroud, les Russes n’avaient plus qu’à remonter ce fleuve, qui les conduisait directement à Hérat.

Il était manifeste que la Russie, voyant le cabinet de Londres aux prises avec de graves difficultés en Égypte et au Soudan, et en querelle avec l’Allemagne, croyait le moment favorable pour engager la lutte décisive. On sait à quel degré de violence arriva très vite la polémique des journaux anglais contre la Russie : les feuilles russes, d’abord plus calmes, finirent par s’échauffer. Dans les premiers jours de janvier 1885, le célèbre journal de M. Aksakof, le Russe, de Moscou, publia contre l’Angleterre un article d’une violence inouïe, dont le général Sobolef se reconnut l’auteur. Toute la portée de l’article était dans cette seule ligne : « Ce n’est pas l’Inde que nous voulons, c’est le Bosphore ; que l’Angleterre y réfléchisse et fasse son choix. » Et l’écrivain invitait les diplomates et les stratégistes anglais à se rendre compte de l’impression que l’apparition d’une armée de 200,000 Russes produirait sur les populations de l’Inde, qui attendent de la Russie leur délivrance. Cet article, où éclatait à chaque ligne une haine implacable contre l’Angleterre, fut considéré comme l’expression des sentimens et des vues du parti militaire ; on regarda le général Sobolef comme l’interprète excessif, mais fidèle, de ses compagnons d’armes : l’armée russe voulait la guerre, et, au besoin, elle forcerait la main au gouvernement. Comme il convenait de ne point