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jamais qu’à l’aide d’instrumens étrangers. Carthage ne pouvait se passer des mercenaires qu’elle recrutait partout où abordaient ses vaisseaux ; l’Angleterre a toujours eu besoin d’alliés qu’elle soudoyait. En tenant compte de la différence des époques, ne peut-on voir de véritables mercenaires dans ces armées continentales que l’or britannique lançait périodiquement contre Napoléon Ier ?

C’est à cette lutte de vingt années contre la révolution française et contre le grand homme de guerre qui en était et l’héritier et l’incarnation, que l’Angleterre a dû le prestige qui l’a entourée. C’est à titre de protectrice et de trésorière de la sainte-alliance qu’elle a exercé en Europe, pendant près d’un demi-siècle, une hégémonie incontestée. La réforme de 1832, qui a modifié le caractère et les tendances du gouvernement britannique ; le développement des idées libérales au sein de la nation anglaise ; l’appui de plus en plus manifeste accordé par ses ministres aux novateurs de tous les pays, ont peu à peu refroidi les puissances continentales à l’égard de l’Angleterre et ont fini par lui aliéner leurs sympathies. Cependant, le rôle de cette puissance dans les affaires européennes n’en parut point diminué, parce qu’elle avait trouvé dans l’alliance de la France un autre élément de force, un autre moyen d’action sur les puissances continentales. Grâce à cette alliance, elle put, dans la guerre de Crimée, vaincre et humilier sa plus dangereuse ennemie, malgré les innombrables légions dont celle-ci disposait.

Il semblait que de tels faits portassent avec eux leur enseignement ; mais les leçons de l’expérience sont perdues pour les nations presque aussi souvent que pour les particuliers… L’axe de la politique anglaise s’était déplacé : le flot montant du radicalisme amenait peu à peu à la vie parlementaire, à l’influence et au pouvoir, des hommes imbus d’idées nouvelles, médiocrement soucieux des gloires du passé et pleins de défiance pour les traditions comme pour les tendances de l’aristocratie qu’ils remplaçaient. Il se produisit une réaction manifeste contre les vues qui avaient inspiré la guerre de Crimée. L’Angleterre, disait-on, avait eu tort d’aliéner sa liberté d’action en contractant des alliances qui l’avaient entraînée, sans profit pour elle, dans des aventures coûteuses. Elle devait adopter une politique indépendante, demeurer indifférente aux complications qui se produisent sur le continent, et réserver exclusivement ses forces et ses ressources pour la défense de ses intérêts directs et évidens. Ceux qui soutenaient ces idées dans les conseils de l’Angleterre ne semblaient pas s’apercevoir que la politique d’indépendance conduisait tout droit à l’isolement. L’Angleterre en fit l’expérience en 1870. Elle ne donna à la France aucune assistance, même diplomatique, elle la livra à la discrétion du vainqueur : cet abandon de son ancienne alliée lui fit perdre à elle-même tout le