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comme une divinité qui se manifeste par ses coups : elle est ainsi plus séduisante et plus terrible qu’une forme quelconque exhibée sur la scène : le poète a-t-il eu tort de compter sur l’imagination du spectateur ? Il aurait pu montrer cette héroïne, oui, sans doute ; il aurait fait une autre pièce, qui, par avance, — admirez ce rapport ! — eût ressemblé à Carmen ; telle quelle, pourtant, l’Arlésienne n’a-t-elle pas son mérite ? n’a-t-elle pas le droit d’exister ?

Ce qui m’en plaît surtout, il est temps de le dire, c’est les mœurs et le style : au sortir de tant de salons parisiens, où se déroule la comédie contemporaine, j’aime à respirer, pour quelques heures, dans ce joli coin de Provence. La bonhomie de ces manières me repose et la senteur de ce parler me grise doucement. Et qu’on ne crie pas trop à la convention : ou je suis trompé à merveille, ou les mensonges d’artiste et les mots d’auteur, en cet ouvrage, sont rares. On peut se figurer, au moins, que telles sont les façons de se conduire et de s’exprimer des paysans de là-bas : ils agissent, ils parlent avec tant de pittoresque, nos concitoyens du Midi ! M. Alphonse Daudet a distillé pour nous autres, gens de la langue d’oïl, tous les parfums de la terre de Mistral, de Roumanille et d’Aubanel. Je ne dirai pas de sa poésie, comme le dit Bon héros de la brise du Rhône, que je pourrais nommer une par une toutes les herbes sur lesquelles elle a passé ; je lui ferai le compliment contraire : il n’a pas jeté ça et là telle et telle odeur locale facilement reconnaissable, il a vaporisé partout une essence extraite de toutes les fleurs de son pays. Et ce n’est pas seulement parce qu’ils parlent de mûriers, de vers à soie, d’olives, de bécassines et de charlottines, que ses personnages rustiques sont rustiques ; ils le sont jusqu’au fond de l’âme, toujours et sans y penser ; par les mots les plus incolores, et sans le vouloir, ils se trahissent. Écoutez Balthazar, lorsqu’il s’agit de se renseigner sur l’Arlésienne : « Dans ces grandes coquines de villes, ce n’est pas comme chez nous. Chez nous, tout le monde se connaît : on est au large, on se voit venir de loin… » Je ne sais, en vérité, si j’ai naturellement trop de complaisance ; mais cette métaphore toute simple évoque pour moi le berger, debout dans sa cape au milieu de la plaine : un Millet en Camargue. Pour la sensation que me donne, sans broderies appliquées ni paillons, la trame d’un pareil style, j’excuse volontiers quelques longueurs, certaine maladresse à faire entrer ou sortir un personnage, à raccorder telle et telle scène, à justifier un monologue. Assurément, ce n’est pas pour cette gaucherie que j’aime l’auteur ; je n’enverrai pas M. Augier, M. Dumas, M. Sardou, MM. Meilhac et Halévy à l’école de son inexpérience : il a de quoi m’en consoler, voilà tout uniment ce que je dis, et je me trouverais bien malavisé de refuser ses consolations.

Quand l’Arlésienne sera reprise à la Comédie-Française, — où elle