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irriter sa force : dans la nuit même qui suit ses fiançailles, tandis que son rival emporte au loin l’Arlésienne, Frédéri se jette du grenier sur les dalles de la cour et se tue.

Et ce n’est pas une action, cela ! Dites que c’est une action toute spirituelle, et, partant, trop légère, à votre gré après tant d’ouvrages bourrés de matière. Dites que les événemens qui en sont les signes sont trop peu nombreux et trop vraisemblables, après ces collections d’accidens extraordinaires qu’on vous a mises trop souvent sous les yeux ; mais justement ce manque de matière, cette sobriété, ce naturel, nous plaisent. Dites encore, nous y consentons, que ces faits ne sont pas disposés avec la rigueur à laquelle tant de fabricans de machines théâtrales vous ont habitués. L’auteur, entre le premier et le troisième tableau, se donne un peu de relâche ; ainsi un certain Musset, qui ne savait pas le métier de dramaturge, laissait les passions reprendre haleine et s’épancher entre les momens décisifs d’une pièce : On ne badine pas avec l’amour s’écoute pourtant avec patience. Ils sont, d’ailleurs, façonnés à merveille, dans leur simplicité, ce premier et ce troisième tableau, qui sont l’exposition et le nœud de l’ouvrage ; ils forment chacun tout un petit drame qui marche et court avec aisance.

Au lever du rideau, voici dans la cour de Castelet, l’aïeul, Francet Mamaï, qui demande avis au berger Balthazar, un patriarche de la montagne, sur le mariage de son petit-fils aîné avec l’Arlésienne : à leurs pieds, joue le cadet, un « innocent » de quatorze ans, qu’on amuse avec des histoires de loup et le miroitement d’un trousseau de clefs au soleil. Et puis, c’est Vivette qui arrive ; un mot de l’Innocent nous laisse deviner qu’elle aime Frédéri ; et, un moment après, elle apprend par Rose Ma m aï que Frédéri en aime une autre. Il survient lui-même, le triomphant garçon, avec son oncle Marc, qui rapporte de bons témoignages sur la belle ; on entre dans la maison pour boire le coup des accordailles. Cependant accourt le gardien de chevaux Mitifio ; il fait appeler Francet ; il lui révèle la honte de sa future bru, il lui remet deux lettres d’elle, et puis il se sauve. Frédéri reparaît, le verre en main : « Allons grand-père, à l’Arlésienne ! — Jette ton verre… Tiens, lis ! » Il lit d’un regard, pousse un cri et tombe assommé. Quoi de plus naturel, en même temps, et de plus vif que cette suite de scènes ? Un mouvement facile s’y continue du premier mot jusqu’au dernier.

De même, un peu plus loin, quoi de mieux ordonné pour le théâtre que ce tableau du conseil de famille ? C’est un Greuze animé, qui ravirait Diderot. L’oncle Marc sort pour la chasse ; Rose, du premier étage, lui crie de rentrer dans la cuisine, qu’elle a besoin de lui parler. Vivette passe en babillant, la courageuse fille : elle porte