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à quels signes on y reconnaît l’empreinte particulièrement française. Mais c’est ce qu’on ne peut faire ; aussi personne ne l’a-t-il fait. Et quant aux Fabliaux, si la source en parait bien gauloise, elle roule tant d’ordures que j’ose être de ceux qui n’inviteront pas plus les lecteurs à « s’y retremper » que dans les Contes de La Fontaine ou la Pucelle de Voltaire. Retrempons-nous, d’accord ; mais à la condition pourtant que ce ne soit pas en eau sale.

Rentrons maintenant dans le dilemme, pour en ressortir par un autre chemin. Tout au rebours de ce qui s’est passé pour d’autres peuples, et, notamment, dans les temps modernes, pour les Allemands ou les Italiens, ni la langue ni la littérature ne paraissent avoir été, comme on dit, les facteurs essentiels de la nationalité, et encore moins de l’unité française. On ne leur peut attribuer ce rôle qu’autant que l’on se maintient dans les généralités oratoires ; mais il faudrait le prouver ; et pour cela nous nommer l’œuvre ou l’homme à qui cette gloire appartiendrait d’avoir ainsi comme rassemblé l’âme éparse d’un grand peuple. En France comme en Angleterre, le développement de la littérature nationale est postérieur à la formation historique de la nationalité, et ce n’est pas la littérature qui a fait l’unité, mais au contraire l’unité qui a fait la littérature. À quoi bon insister davantage ? et pourquoi ne pas dire après cela le seul mot qui serve ? Depuis quand le patriotisme est-il solidaire de la réputation d’un médiocre écrivain ? Parce que nous sommes Français et qu’il est de Rouen, faudra-t-il mettre Corneille au-dessus de Shakspeare ? Ou bien encore si nous préférons la musique de Beethoven à celle même de M. Lecoq, avant de l’oser dire, devons-nous réfléchir que Beethoven était Allemand ? C’est ici brouiller les questions, et les brouiller dangereusement. L’art est une chose, le patriotisme en est une autre ; si parfois ils se sont rencontrés pour concourir à un même chef-d’œuvre, c’est l’effet du hasard, ou de la circonstance, mais il n’y a pas là de liaison nécessaire, et c’est, à notre avis, les diminuer inutilement l’un et l’autre que de prétendre les faire servir à la consolidation l’un de l’autre.

Mais où peut-être la question se brouille encore davantage, c’est quand M. Gaston Paris, passant outre à toutes ces considérations, se place, pour caractériser notre littérature française du moyen-âge au point de vue, comme il dit, de la science pure. Quelques lignes, en effet, lui suffisent pour pousser plus avant qu’aucun de ses maîtres avant lui, que M. Taine et que M. Renan, dans une direction où nous ne pouvons le suivre, ni nous ni personne de ceux qui, sans professer la doctrine de l’art pour l’art, estiment toutefois qu’avant d’être une mine de renseignemens historiques, la littérature a en elle-même sa raison d’être, son objet et sa fin.