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à faire la police de l’Occident, elle abandonnerait les mers et les rivages lointains à leurs légitimes propriétaires. Ce n’est pas ainsi que l’Allemagne comprend ses devoirs et sa mission. Elle a répandu son influence jusqu’au bout du monde, elle la fait sentir jusque sur les côtes de la Nouvelle-Guinée et dans le voisinage de la colonie du Cap. Le commandeur des croyans s’est placé sous son patronage, et demain peut-être le shah de Perse sera à sa dévotion. A Constantinople comme à Téhéran, elle joue le rôle d’un ami désintéressé, d’un conseiller aussi intègre que puissant, qui n’a en vue que le bien de ses cliens et qui les avertit des pièges que des gens malintentionnés tendent à leur bonne foi. Si la Turquie a accueilli froidement les offres d’alliance que lui faisaient les Anglais, s’ils ont reconnu qu’il faudrait employer la force pour franchir les Dardanelles et s’introduire dans la Mer-Noire, ils savent à qui ils doivent s’en prendre.

Assurément nous ne sommes pas de ceux qui s’imaginent que le chancelier de l’empire germanique a juré la ruine du Royaume-Uni. Il a d’autres règles de conduite que ses antipathies et ses sympathies, que ses goûts ou ses aversions. Mais il a décidé depuis longtemps que rien ne se ferait en Europe ni hors d’Europe sans son agrément, que tout le monde serait tenu de se concerter au préalable avec lui, de solliciter son autorisation et ses conseils. Il n’interdit pas les entreprises à ses voisins, mais il exige qu’ils fassent le voyage de Berlin pour s’y munir d’un permis de chasse. Les Anglais se sont retranchés jusqu’à ce jour dans leur dignité d’insulaires pour défendre contre ses exigences la liberté de leurs résolutions. Le jour où ils consentiront à oublier que l’Angleterre est une île, selon toute apparence, ils trouveront grâce devant ses yeux, et peut-être les verra-t-on supplanter dans sa faveur telle nation qui s’en croit assurée à jamais. Il est sujet à de brusques retours ; il est à la fois le plus constant et le plus changeant des hommes ; il ne change jamais d’idée, mais il aime à varier ses moyens et ses outils. La fierté britannique lui a résisté jusqu’ici ; il a juré de la mettre à la raison par ses rigueurs. Il ne veut pas la mort du pécheur, il ne veut que sa conversion. Il s’applique à prouver à l’Angleterre qu’elle ne peut se passer de sa bienveillance ni réussir à rien sans se jeter dans ses bras. Il a pris surtout à tâche de l’isoler. Rien n’est plus propre à dompter une humeur rebelle, à hâter ses repentirs que les mornes tristesses du système cellulaire.

Tout semblait annoncer que le ministère libéral ne résisterait pas aux assauts furieux de ses ennemis, qu’il sombrerait dans la tempête. Il semblait que la nation tout entière répudiât une politique d’accommodement qu’elle traitait de pusillanime et qu’elle eût résolu de confier le soin de ses affaires et le redressement de ses griefs à quelques-uns de ces impérialistes déterminés qui n’ont pas, comme les whigs, la