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enlevée que dans les cas spéciaux où les parties avaient quelque motif sincère pour s’en méfier. C’était d’ailleurs une tâche bien difficile que d’apprécier la capacité des cadis en fonctions et de ceux qu’il fallait nommer. Il n’est pas douteux que, dans les premiers momens de l’occupation, il ait été commis des fautes et des maladresses qui étaient absolument inévitables, vu la situation difficile dans laquelle se trouvait le gouvernement. Mais lorsque l’on posséda dans le reis-el-uléma un intermédiaire naturel entre l’autorité centrale et la population musulmane, il devint possible d’apprécier sérieusement la valeur des cadis et de vérifier jusqu’à quel point ils étaient à même de satisfaire aux exigences de leur religion et du gouvernement. Dès l’année 1883, la réorganisation de la justice du chériat put être effectuée en pleine connaissance de cause. Tout en respectant en ce qu’elles avaient d’essentiel leurs anciennes attributions, on prit garde qu’elles fussent en harmonie avec le nouvel état de choses. D’après l’ordonnance de 1883, la juridiction de ces tribunaux spéciaux du chériat s’étend aux matières que voici : les questions matrimoniales entre musulmans, lorsque les époux appartiennent au même culte ; les contestations entre parens et enfans, y compris les questions de partage et d’héritage, bien entendu pour les musulmans seuls ; le règlement des conflits qui peuvent être soulevés par les questions de succession, notamment lorsqu’il s’agit de partages d’immeubles à la suite d’un décès ; enfin, les questions de tutelle et de curatelle pour les musulmans, les affaires de vakoufs, etc. En revanche, toute contestation soulevée à propos d’une succession, par les créanciers par exemple, ou par quiconque n’est pas héritier, est enlevée à la juridiction du chériat et confiée aux tribunaux ordinaires. Il est même permis aux héritiers, lorsqu’ils trouvent la succession trop embrouillée, de demander que les questions qui la concernent soient réglées par ces derniers.

On a obtenu par ces dispositions les trois résultats suivans : 1° les musulmans conservent, pour tout ce qui concerne leurs droits personnels ou de famille, une justice conforme à leur religion ; 2° les chrétiens ont obtenu, ce qu’ils désiraient depuis longtemps, d’être délivrés du cadi ; 3° enfin, les tribunaux du chériat ont, pour les musulmans eux-mêmes, plutôt le caractère d’une justice volontairement acceptée, et les conflits quelque peu compliqués dont la solution exige des connaissances juridiques étendues sont portés par eux devant les juges autrichiens ordinaires, ce qui constitue un progrès important et le premier pas vers l’unité judiciaire, à laquelle on tendra peu à peu et on arrivera ainsi insensiblement, sans faire violence à personne. Les juges du chériat sont nommés par le gouvernement, sur la proposition du reis-el-uléma ; ils sont payés par lui et sont conséquemment des fonctionnaires de l’état.