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avait désolées. En raison des liens qui unissent si étroitement les lois religieuses de l’islamisme et l’organisation de la justice, le gouvernement austro-hongrois a dû prendre également en main la régularisation de la juridiction du chériat. Pour bien comprendre la manière dont il s’est acquitté de sa mission, il faut définir tout d’abord avec plus de précision la nature et les fondemens de cette juridiction. Personne n’ignore que le Koran était, à l’origine, le seul code civil et religieux des musulmans. Peu à peu il a été complété par la tradition, qui avait recueilli soigneusement les paroles et les actes du Prophète (Sunna ou Hadis), puis par les commentaires des premiers disciples de Mahomet (Idjima), et enfin par les décisions des califes et ulémas, fondées sur l’analogie (Kias). Ces quatre sources fondamentales, Koran, Sunna, Idjima, Kias sont la base du chery-cherif ou de la loi du chériat, qui se divise en deux parties principales : 1° les dogmes ou principes théologiques ; 2° les décisions pratiques, qui ont trait aux cérémonies, au culte, au droit pénal, au droit civil et aux institutions politiques. C’est ainsi que la théologie et la justice sont unies dans l’islamisme de façon presque indissoluble et qu’il devient impossible de séparer chez les mahométans les fonctions judiciaires des fonctions ecclésiastiques. La loi du chériat a été réunie par la suite dans une sorte de Corpus juris de grande étendue, et cette codification a été faite systématiquement par de savans juristes musulmans. Cette loi religieuse et judiciaire ne pouvait cependant pas suffire aux besoins des nations modernes ; déjà, même dans les états musulmans, elle paraissait incapable de satisfaire à toutes les exigences du progrès. Aussi a-t-elle accordé elle-même à l’iman-calife, comme chef et souverain suprême du territoire, le droit d’organiser et de réglementer toutes les institutions civiles ou politiques réclamées par l’expérience et jugées utiles au bien-être du peuple. Ce droit de légiférer, les sultans l’ont exercé dès qu’ils ont joui d’une certaine indépendance, avant même que le califat fût décerné à un sultan de la race des Osmanlis, et les décisions qu’ils ont prises ont développé la législation civile des musulmans, désignée, de façon générale, sous le nom de kanun, du mot grec kanon. En principe, le kanun devait se borner à compléter le chériat en évitant soigneusement de se mettre en contradiction avec lui ; mais dans la pratique, le chériat a été de plus en plus refoulé à l’arrière-plan. Ainsi, par exemple, sans parler des nombreuses lois politiques promulguées aux XIVe et XVe siècles, un code pénal musulman a été édicté au XVIe, et, de nos jours, depuis le hatti-chérif de Güllhané (1839), ont été promulgués un code de commerce, un code de procédure commerciale, et enfin un code civil et un code d’instruction