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s’est point faite alors, attendons. Hugo, d’ailleurs, était trop près de Michelet, et l’excuse, dans sa bouche, se pouvait comprendre. Un jour que l’auteur de la Juive, Halévy, reprochait à Rossini de ne plus écrire : « A quoi bon, répondit le maître, quand il y a ça ? » Et se penchant sur le piano, il plaqua les premiers accords du sextuor de Don Juan. Je me demande si Victor Hugo n’aurait pas, dans la circonstance, employé le même argument. Une Iliade, après Homère, à quoi bon ? C’est qu’en vérité le livre de Michelet donnera longtemps à réfléchir aux plus illustres. Les historiens comme celui-là coupent aux poètes l’herbe sous le pied. Ce prodigieux récit de la guerre de cent ans, où s’encadre la légende de Jeanne d’Arc, n’a son égal ni dans le roman, ni dans la poésie ; l’émotion, les larmes, le pittoresque et le dramatique y sont comme en plein théâtre, et que d’imagination, d’intuition dans ce style, qui ne se borne pas à raconter les hommes et les événemens, mais qui les fait vivre sous vos yeux en ce qu’ils ont de plus secret et cela d’un trait de plume nerveux, vibrant, elliptique, souvent sibyllin ! Penser d’original, écrire de même, deux choses qui se commandent. Comme la tapisserie des Gobelins, ce style tient à la fois de l’art et du métier ; il tient surtout de l’âme, et quand les malveillans, Sainte-Beuve en tête, reprochent à Michelet d’avoir faussé les traditions de notre langue, je cherche comment une âme aussi française que celle-là aurait pu mentir à son origine dans l’expression de sa pensée. Sorti du peuple, sans aucun mélange de bourgeoisie, enfant d’une de ces races de travailleurs qui viennent au monde, le sang appauvri et les nerfs surexcités, Michelet avait de nature la finesse, l’acuité de perception, qui font les voyans. Jeanne d’Arc et lui devaient s’entendre. Il est et restera son historien définitif ; il l’a portée en lui et nourrie du meilleur de sa sève, à une époque de vivace maturité, alors qu’il n’était encore question ni de parti-pris, ni d’idées fixes, ni de monomanie pathologique. Assurément, c’est un fait regrettable, dans l’histoire de notre poésie, que cette pénurie absolue en un sujet où nous devrions au contraire n’avoir que l’embarras des richesses ; mais si la Lyre laisse à désirer, si, rien de national ne nous est encore né de ce côté, reconnaissons du moins que la prose a bien mérité et fions-nous à l’étoile de la bergère qui se lèvera tôt ou tard aussi dans notre ciel ; quand on possède les tomes V et VI de l’Histoire de France de Michelet, on peut attendre et voir venir les épopées.


HENRI BLAZE DE BURY.