Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 69.djvu/615

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du poète à manœuvrer son évolution. Le couronnement vient de s’accomplir, la Pucelle d’Orléans a fait en ce monde ce qu’elle avait à faire. Et comme elle sort de l’église au milieu des acclamations de tout un peuple, elle se retrouve en présence de son père. Le vieux Thibaut n’est point pour nous une nouvelle connaissance ; Schiller nous l’a déjà montré dans le prologue, mécontent de sa fille, lui reprochant son commerce avec la nature, ses longs entretiens avec les esprits sous l’arbre mal famé. Le bonhomme flaire une vague odeur de magie autour de son enfant. Trois fois, il l’a vue en songe assise à Reims sur le trône de France, une couronne d’étoiles à son front et dans sa main, un sceptre d’or à trois fleurs de lis blanches, et c’est au moment où le songe se réalise, où la bergère de Domremy sort de la cathédrale au milieu d’un cortège d’archevêques et de princes, c’est alors, là, sur le théâtre de sa gloire que le vieillard se dresse devant sa fille et l’avertit des menaces du destin. A l’éblouissement triomphal de tout à l’heure succède un effet de nuit et d’orage ; le père incrimine et répudie cette grandeur entachée de sortilège, les parens, les amis d’enfance font chorus : Jeanne baisse la tête et se tait, et pendant ce temps, le tonnerre gronde…

Venant à la suite du couronnement, annonçant la chute, cette scène est capitale dans Schiller ; dans Shakspeare, elle est secondaire et grossière. Il la place au pied du bûcher et semble n’avoir d’autre objectif que de noircir d’un dernier coup de brosse le caractère, déjà si barbouillé, de l’héroïne. Jeanne, insolemment, renie son père ; à chaque remontrance du pauvre diable la fille dénaturée riposte par une arrogance odieuse tellement que York et Warwick, témoins de l’entrevue, sont indignés et que le vieux s’éloigne en la recommandant à leur colère : « Une fille renier son père, fi l’horreur ! Brûlez-la, milords ! brûlez-la, ce serait trop doux de la pendre ! »

S’il me fallait tirer une moralité de ce parallélisme, je dirais que les deux poètes, ayant eu chacun sa conception particulière à l’endroit du père de Jeanne d’Arc, sont tombés d’accord sur ce point que le père de Jeanne, quel qu’il fût, avait dû ne rien comprendre à sa fille. Le personnage de Shakspeare est un manant, une espèce de brute avec de bons instincts ; celui de Schiller un paysan d’ordre plus relevé, mais ni l’un ni l’autre n’est capable de lire dans l’âme de la Pucelle. Jeanne le sait et ne répond que par le silence ou le dédain ; à cette voyante du ciel ou de l’enfer les protestations, objurgations et malédictions sont de peu, elle regarde autre part et laisse dire. Jeanne d’Arc, que les gens de son village accusaient de ne point assez ressembler à ses sœurs, la Pucelle, a dans l’Oberland une sœur de son nom et de sa ressemblance, la Jungfrau, qui, la