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vrai[1] : la conception de Voltaire qui n’est autre que de nous représenter sous des traits burlesques la virginité de Jeanne comme servant à la France de palladium, cette conception, prise au sérieux, à l’idéal par le poète d’Iéna, deviendra le motif générateur de sa tragédie. Dans la pasquinade de Voltaire, le beau Dunois, amoureux de Jeanne, renonce à la posséder, se disant que la déchéance de la Pucelle entraînerait la ruine de la France ; même donnée dans le drame de Schiller : la virginité de Jeanne est sa force talismanique ; elle chasse les Anglais devant elle, conduit la chevauchée royale jusqu’à Reims, tout cela par grâce spéciale de chasteté. Mais que son cœur ait sous sa cuirasse un battement de tendresse humaine, qu’elle soit femme un seul instant, adieu sa destinée ! la voilà maudite et ne pouvant plus rien ni pour la France ni pour soi.

Doué comme il l’était du sens historique, Schiller avait dû naturellement peser les objections que ce point de vue allait prêter à la critique. Aussi ne place-t-il la péripétie extrahistorique de sa pièce qu’au moment où la mission providentielle de Jeanne d’Arc est accomplie : « O gentil roy, maintenant est faict plaisir de Dieu, qui vouloit que je fisse lever le siège d’Orléans et que je vous amenasse en votre cité de Reims recevoir votre saint sacre, montrant que vous êtes vrai roy et qu’à vous doit appartenir le royaume de France. » Tous ceux qui la virent en ce moment, dit la chronique, crurent mieux que jamais que c’était chose venue de la part de Dieu. Et c’est alors, à l’issue de la grande scène de la cathédrale, que le poète va faire éclater sa péripétie. Après la chose venue de la part de Dieu, voici la chose venue de la part du diable. Jeanne rencontre le chevalier Lionel, un coup d’insolation la rend amoureuse, et de son amour en antagonisme avec les lois psychologiques et physiologiques de sa vocation, procédera la catastrophe. Étant admise cette interprétation tout arbitraire, il faut reconnaître le grand art

  1. Schiller avait beaucoup lu la Pucelle, tout en détestant le plaisir malsain qu’il y goûtait. Lui-même le confesse en quelques vers crayonnés en marge du méchant libelle partout corné :
    Esprit, voilà pourtant comme tu t’émancipes !
    Railler l’humanité dans ses plus divins types,
    Défier, insulter, tout ce qui vient du ciel,
    Poursuivre l’idéal d’un sarcasme éternel,
    Au pauvre cœur qui souffre enlever sa croyance,
    Beau mérite en effet et superbe vaillance,
    Spectacle à réjouir les tréteaux de Momus,
    Mais que les braves gens, de ta légende émus,
    Réprouveront toujours, ô bergère martyre !
    Tu braves des railleurs la stérile satire
    Sous le nimbe étoilé que, pour des jours sans fin.
    La poésie attache au front du séraphin !