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reconnaître qu’en ce cas-là, comme dans tous les autres, elle avait menti. Un nouveau jugement fut rendu et, condamnée alors comme relapse, elle fut livrée au pouvoir séculier, brûlée vive à Rouen sur la place du Marché et ses cendres jetées au vent hors des murs de la ville. » Charles VII n’avait-il pas dit : « Quand tu mourras, tes cendres seront recueillies dans une urne plus précieuse que la cassette de Darius ? » Ainsi devait s’accomplir sa prophétie. Cette chronique d’Holinsheed mérite d’être lue et méditée ; c’est de l’histoire au même titre que les douze articles du procès. On y voit que le roi de France abandonna sa libératrice à l’Angleterre et ne fit pas un geste pour la secourir ; on y voit un Bedford, un Warwick tuer par sentence de prêtres (de prêtres français ! ) celle qui les avait humiliés par l’épée, son long martyre pendant les débats, la prison, le bûcher ; on y voit jusqu’à la colombe s’échappant des flammes vers le ciel. Il est vrai que, sur ce dernier point, le chroniqueur se montre sceptique[1], il refuse de croire au prodige, et la colombe miraculeuse n’est à ses yeux qu’un vulgaire pigeon du voisinage qui s’invite à la fête en curieux.

De ce matériel, moitié historique et moitié légendaire, est faite l’œuvre de Shakspeare, étrange, confuse, monstrueuse ébauche, souvent cynique, mais où s’entre-choquent en puissance toutes les tragédies du moment. En citant le texte du chroniqueur anglais, j’avais pour intention d’excuser Shakspeare dans la mesure du possible, mais je relis la dernière scène et je m’aperçois que, pour cette fois, il y faut renoncer. Le cœur se lève au spectacle d’un pareil avilissement. Nous avons vu la Pucelle arguer d’une grossesse imaginaire : il y a plus ; voilà maintenant qu’interrogée par le duc d’York sur la provenance de son enfant, elle embrouille trois noms sans savoir bien juste auquel se fixer. « La justice informe, » répondait jadis une comédienne dans un cas semblable ; pris au tragique, et surtout appliqué à Jeanne d’Arc, le mot fait horreur ; ce n’est plus un sourire qu’il provoque, c’est le dégoût : la Pucelle de Shakspeare finit comme celle de Voltaire commence, en caricature.

  1. Presque autant que Voltaire, qui du moins remplace ce beau flegme par un coup d’indignation sincère : « Voila le ridicule, voici l’horrible. Un de ses juges, docteur en théologie et prêtre, nommé Nicolas L’Oiseleur, vient la confesser dans la prison. Il abuse du sacrement jusqu’au point de cacher derrière un morceau de serge deux prêtres qui transcrivent la confession de Jeanne d’Arc. Ainsi les juges employèrent le sacrilège pour être homicides. Et une malheureuse qui avait eu assez de courage pour rendre de très grands services au roi et à la patrie fut condamnée à être brûlée par quarante-quatre prêtres français, qui l’immolaient à la faction d’Angleterre. » (Voltaire, Mélanges historiques.)